Quatre ans après le Hirak, la double peine pour le journaliste Mustapha Bendjama - Radio M

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Quatre ans après le Hirak, la double peine pour le journaliste Mustapha Bendjama

Radio M | 20/04/23 11:04

Quatre ans après le Hirak, la double peine pour le journaliste Mustapha Bendjama

Le journaliste, rédacteur en chef du quotidien régional Le Provincial, Mustapha Bendjama n’en a pas fini avec l’acharnement policier et judiciaire dont il fait l’objet depuis le début du Hirak en 2019. Frappé d’une interdiction arbitraire de quitter le territoire national, le journaliste est en détention depuis le 19 février. Il risque jusqu’à dix ans de prison. Portrait.

Le 6 février 2023, l’activiste politique Amira Bouraoui arrive à Lyon en France, après une journée mouvementée à Tunis, où elle était sur le point d’être extradée vers Alger pour sa présence illégale sur le territoire tunisien. Faisant l’objet d’une ISTN en Algérie, elle a quitté le pays en utilisant le passeport de sa mère. L’activiste, qui a une double nationalité algéro-française, a pu regagner la France avec l’aide des services consulaires français. L’Algérie, en colère, accuse des services diplomatiques et sécuritaires français d’avoir « exfiltré » une ressortissante franco-algérienne et rappelle son ambassadeur à Paris, avant d’entamer une série d’arrestations, dont des personnes parmi l’entourage de la militante. De son côté, la France a d’abord banalisé l’évènement, et a réagi bien plus tard, par la voix de son président Emmanuel Macron qui a accusé des parties de vouloir saper les relations entre Alger et Paris.

Le 8 février 2023, soit deux jours après, le journaliste Mustapha Bendjama, rédacteur en chef du Provincial, est arrêté sur son lieu de travail par les services de recherches de la gendarmerie et son smartphone et ordinateur sont saisis. Il est l’une des premières personnes de l’entourage d’Amira Bouraoui à être mise en cause en raison de leurs liens d’amitié. Ils se sont connus pendant le Hirak et elle est originaire du même quartier où vit le journaliste à Annaba. «Mustapha Bendjama a été arrêté. Son seul tort est qu’il habite à Annaba. Ceci dit tout ce qui arrive à Annaba, c’est automatiquement Mustapha Bendjama qui est arrêté. Laissez-le tranquille !», a lancé sur Twitter Abdelkrim Zeghilèche, militant politique de l’UCP, qui connait bien le journalisteAbdelkrimZeghilèche a peut-être raison de le penser, puisque l’arrestation de Mustapha Bendjama n’est qu’un épisode d’une série d’intimidations et d’acharnement le ciblant depuis le début du Hirak.

Un journaliste qui dérange

« La presse régionale subit des pressions plus importantes que la presse nationale, parce que la presse nationale pèse plus, et même si un média est fermé, il peut résister et même aller au-delà pour dénoncer et combattre. La presse régionale c’est une presse plutôt fragile : on peut nous écraser sans que personne n’entende parler de nous ». Quand Mustapha Bendjama prononçait ces mots sur le plateau de TSA au début des marches du Hirak en 2019, il n’était pas encore poursuivi en justice, mais il était conscient des risques qu’il encourait en tant que journaliste d’un média régional.

C’est au quotidien Le Provincial que Mustapha Bendjama, 32 ans, a fait ses premiers pas dans le journalisme ; d’abord comme pigiste puis comme journaliste permanent après avoir obtenu son Master en mathématiques à l’université d’Annaba. Passionné par le métier, il devient à seulement 25 ans le rédacteur en chef de ce quotidien francophone qui paraît à Annaba et ses environs. « Pour Mustapha, le journalisme est une véritable vocation. Il est passionné par son travail et cela se reflète dans son engagement envers la vérité et l’intégrité de sa profession. Pour moi c’est un exemple à suivre en matière de journalisme libre et responsable », nous confie Bouchra Naamane, la consœur de Mustapha Bendjama qui a donné l’alerte sur les réseaux sociaux le jour de son arrestation le 8 février. «Mustapha m’a beaucoup aidé à améliorer la qualité de mon travail. Il a cette capacité d’encadrer et d’accompagner les jeunes journalistes », soutient Aïmen Saheb, l’un de ses anciens confrères actuellement établi à Londres.

Comme des millions d’algériens, Mustapha Bendjama a ressenti l’humiliation de voir le défunt président Abdelaziz Bouteflika se présenter pour un cinquième mandat en 2019. On se souvient de sa photo, devenue virale sur les réseaux sociaux, tenant la pancarte «non au 5e mandat», prise lors d’une marche quelques jours avant le 22 février 2019.

Très actif pendant le Hirak, en tant que journaliste et militant pour les libertés démocratiques, le journaliste répondait toujours présent aux manifestations populaires et se déplaçait même à Alger pour prendre part aux sit-in de solidarité, notamment avec son confrère Khaled Drareni, placé sous mandat de dépôt en 2020. En novembre 2019, les deux journalistes étaient parmi les initiateurs du collectif des journalistes algériens unis (JAU). Une initiative pour défendre la liberté de la presse en Algérie, qui a été vouée à l’échec, surtout après la répression des marches pacifiques et l’arrestation de Khaled Drareni. «Dès qu’il y a un noyau qui se construit, le pouvoir met la pression en recourant à tous les moyens répressifs possibles. Les journalistes ne peuvent pas adhérer à un mouvement qui est déjà réprimé», disait le journaliste dans un entretien à Radio M.

Entre 2019 et 2020, Mustapha Bendjama était harcelé en permanence par les autorités à cause de ses couvertures des manifestations populaires à Annaba et ses publications sur son compte Facebook. Le journaliste ne pouvait plus quitter la rédaction du quotidien Le Provincial pour couvrir les marches du Hirak -organisées le vendredi- sans se faire arrêter. A l’approche des élections présidentielles de 2020, la répression s’est intensifiée, notamment contre les journalistes. Les gardes à vue de Mustapha Bendjama sont devenues plus longues, elles étaient suivies par des présentations devant la justice. Il était poursuivi dans au moins six affaires souvent pour les chefs d’inculpations  d’«atteinte aux intérêts nationaux», et à «atteinte à l’unité nationale». Les passages dans les commissariats de police et les tribunaux faisaient partie de son quotidien. «Il ne me restait qu’une seule journée pour travailler et encore, je restais pensif», disait-il.

En 2020, le journaliste a été arrêté tout près de son bureau alors qu’il avait rendez-vous avec ses avocats. Dans le même temps, il y avait un rassemblement hostile à la tenue d’un meeting d’Ali Benflis, candidat à la présidentielle. Il a été reproché à Mustapha Bendjama d’avoir partagé l’annonce de la tenue de ce meeting sur Facebook et il a été accusé «d’entrave au processus électoral», et «d’incitation à attroupement non armé». Le journaliste ne faisait que passer par là. S’il a été acquitté en appel dans cette affaire, il a fait l’objet de condamnations dans d’autres affaires : il a été placé plusieurs fois sous contrôle judiciaire, et sous interdiction de quitter le territoire national, puis condamné à des peines de prison ferme et avec sursis. 

Le 27 juin 2021, il a été condamné en appel par la Cour d’Annaba à deux mois de prison avec sursis pour «atteinte à l’intérêt national» en raison des publications sur Facebook. En décembre 2021, le tribunal d’Annaba l’a condamné par contumace à un an de prison ferme et 200 000 dinars d’amende pour «diffamation», suite à une plainte déposée contre lui par le Wali d’Annaba, Djamel-Eddine Berimi. A l’origine de cette plainte un article sur la tenue d’un mariage non autorisée pendant que tout le pays était soumis à des restrictions sanitaires en raison du Covid19. «Pour une fois, j’ai cru avoir rendu service aux autorités, je me suis retrouvé poursuivi en justice», disait le journaliste. En plus des intimidations auxquelles il était exposé, le journaliste a été victime d’une violente agression au cours de la nuit du 7 au 8 février 2022, à la sortie de son bureau. Interrogé par la presse, le journaliste avait déclaré à l’époque qu’il n’avait aucun souvenir de cette agression, et qu’il se rappelait juste de s’être réveillé à l’hôpital avec des blessures sur le visage et le corps.

Malgré toutes ces pressions, Mustapha Bendjama n’a jamais cédé aux intimidations. Bien au contraire, il a toujours dénoncé les pratiques arbitraires des autorités le ciblant, lui, et d’autres journalistes et militants pour les droits humains. «Des fois, on me joue sur le moral, mais je n’ai pas envie de leur faire plaisir. Leur objectif n’est pas de m’emprisonner, en tout cas pas pour le moment, mais de m’empêcher de travailler», déclarait Mustapha Bendjama en 2020.

Une plainte contre le ministre de l’intérieur et le DGSN

En octobre 2022, Mustapha Bendjama a été empêché de quitter le pays, alors qu’il se rendait en Tunisie pour des vacances. Sachant qu’il a été réhabilité après l’ISTN dont il faisait l’objet en 2019, il a refait la tentative trois fois consécutives, via le poste frontalier d’Oum Tebboul, avant d’avoir un «semblant» d’explication de la part du chef du centre frontalier : «Ce sont les instructions du haut commandement. Vous n’êtes pas sous ISTN, mais nous ne pouvons vous laisser quitter le pays», lui a confié le responsable en question.

Depuis fin 2021, plusieurs citoyens, qui ont des liens avec le Hirak, sont frappés par cette ISTN arbitraire, à l’exemple de l’activiste politique Amira Bouraoui, le défenseur des droits humains Kaddour Chouicha et bien d’autres. Si la plupart des personnes concernées ont préféré garder le silence, par crainte de représailles, Mustapha Bendjama a choisi de faire valoir ses droits, en portant plainte contre X pour «abus de pouvoir et atteinte aux libertés individuelles». Il a même lancé un appel aux personnes qui sont dans la même situation que lui, afin  d’entamer une procédure de plainte collective contre le DGSN et le ministre de l’intérieur devant le Conseil d’Etat.

De lourds chefs d’inculpation après l’ouverture de son smartphone

Le 18 février 2023, les éditions Koukou ont annoncé la sortie en librairie de «Algérie, l’avenir en jeu : essai sur les perspectives d’un pays en suspens». Un ouvrage pluridisciplinaire qui analyse le mouvement du Hirak. Le coordinateur de cet ouvrage, à savoir le chercheur Raouf Farrah et l’un de ses contributeurs, le journaliste Mustapha Bendjama, étaient déjà en garde à vue à la brigade d’Al-Hattab à Annaba. Ils ont été arrêtés, avec 7 autres personnes, dans le cadre de l’enquête sur l’affaire «Amira Bouraoui».

Maintenu douze jours en garde à vue, puis placé sous mandat de dépôt le 19 février, Mustapha Bendjama s’est retrouvé poursuivi dans deux affaires après l’exploitation des données de son smartphone par la gendarmerie. Dans la première affaire dite «Amira Bouraoui», Mustapha Bendjama est accusé de «participation à une organisation criminelle d’émigration clandestine». Dans le second dossier, il est poursuivi avec le chercheur Raouf Farrah de «financement depuis l’étranger» en vertu de l’article 95 bis introduit dans le code pénal en 2020, et de «publication sur internet de documents classifiés», en vertu de l’article 38 de la loi relative à la protection des données et des documents administratifs promulguée en juin 2021.

L’article 38 prévoit des peines entre cinq ans à dix ans de prison ferme et une amende de 500.000 à 1.000.000 dinars. L’article 95 bis du code pénal, le même par lequel est poursuivi le journaliste en détention Ihsane El Kadi, prévoit des peines entre cinq ans et sept ans de prison et une amende atteignant 700 000 dinars.

Deux mois après son arrestation, Mustapha Bendjama a été auditionné plusieurs fois, l’instruction étant toujours en cours dans la deuxième affaire. Selon ses avocats, il est poursuivi sur la base “d’échanges avec ses collègues de l’étranger et des ONG”. Sa demande de liberté provisoire a été rejetée le 6 mars dernier.

Le cas du journaliste Mustapha Bendjama n’est pas isolé. Après Ihsane El Kadi, c’est le deuxième journaliste qui se retrouve en prison en 2023. Son emprisonnement n’est que le prolongement de quatre ans d’intimidations en raison de son activité de journaliste et son engagement pour la démocratie. Son arrestation intervient dans un contexte de répression généralisée, contre des journalistes et des militants du Hirak, et, qui s’est intensifiée avec l’approche des élections présidentielles de 2024.

Par M.B.