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Dossier migration⎥Dans l’enfer des derniers disparus

Federica Araco (babelmed) | 16/04/24 11:04

Dossier migration⎥Dans l’enfer des derniers disparus

Le durcissement des politiques migratoires européennes a fait du droit à la mobilité un privilège réservé à quelques-uns et l’a transformé en un crime aux sanctions multiples pour les autres. La conséquence aura été une augmentation disproportionnée du nombre de décès et de personnes disparues parmi celles qui tentent de franchir les frontières de l’Union Européenne en empruntant des itinéraires de plus en plus risqués.

Dans l’enfer des derniers disparus | Babelmed
Source : Comité vérité et justice pour les derniers disparus

Les trois grandes voies maritimes de Méditerranée sont toujours très utilisées mais depuis que le processus d’externalisation a rendu plus difficile les départs de Libye et de Tunisie, les points d’embarquement se sont déplacés vers le sud, jusqu’en Mauritanie et au Sénégal, augmentant ainsi les flux migratoires à travers l’Atlantique. Les nombreux murs érigés aux frontières et à l’intérieur de l’Union ont également fermé certaines voies terrestres tout en en ouvrant d’autres.

Le premier mur a été construit autour de l’enclave espagnole de Ceuta et Melilla au début des années 2000 et, depuis lors, de nouveaux murs n’ont cessé d’être construits jusqu’à être atteindre aujourd’hui environ 2 000 kilomètres. Beaucoup se retrouvent le long de la route des Balkans, où le principe du rejet a priori continue de prévaloir malgré le fait que la quasi-totalité des personnes voyageant le long de cette route ont droit à une forme de protection internationale, puisqu’il s’agit principalement d’Afghans, de Syriens, d’Iraquiens et de Kurdes.

Le président hongrois Orbán a fait construire une imposante structure de barbelés à la frontière avec la Serbie, et la Slovénie, l’Autriche et la Macédoine ont suivi son exemple. La Bulgarie a renforcé sa frontière avec la Turquie avec près de 200 kilomètres de barbelés et, aux portes de la Fédération de Russie, l’Estonie, la Lituanie et la Finlande ont érigé de hautes clôtures. La Grèce a également créé une barrière défensive à sa frontière avec la Turquie  qui a entre-temps militarisé sa frontière avec l’Iran. 

Mais il n’y a pas que les murs physiques qui empêchent les migrants d’entrer en Europe, commente le journaliste Emilio Drudi. Il y a aussi des obstacles moins visibles mais tout aussi pénalisants, comme l’absence d’enseignement de la langue italienne dans nos parcours d’accueil, ou le décret Minniti-Orlando qui a supprimé la possibilité de faire appel d’une décision de rejet pour les demandeurs d’asile et la loi Bossi-Fini qui précise que le permis de séjour n’est accordé qu’à ceux qui ont un contrat de travail, contraignant ceux qui en sont dépourvus à quitter le territoire. Ces murs invisibles dictés par les normes et les accords internationaux sont souvent encore plus difficiles à surpasser que les murs en béton et les barbelés.

Clôture édifiée par le président hongrois le long de la frontière avec la Serbie “pour préserver les racines catholiques” du pays. Source : Ispionline.

La route du Sinaï a été presque totalement abandonnée et plus personne ne choisit la route du Soudan, pays ravagé par une terrible guerre civile qui a fait plus de 12 000 morts et environ 7 millions de réfugiés et de personnes déplacées à l’intérieur du pays en quelques mois.

Parmi les migrants bloqués en mer Égée ou en Turquie se trouvent souvent des Somaliens, des Marocains et des Mauritaniens, car ceux qui partent n’empruntent pas toujours le chemin le plus court, surtout s’il est le plus dangereux. 

Depuis le Maroc et la Somalie, on peut se rendre en Turquie avec un visa touristique normal et continuer ensuite illégalement vers la Russie et la Biélorussie. De nombreux Somaliens restent bloqués à la frontière finlandaise et, il y a quelques mois, un médecin yéménite est mort de froid à la frontière entre le Belarus et la Pologne. Certains Yéménites se retrouvent même à Ceuta et Melilla en essayant d’entrer en Espagne : cinq garçons ont quitté à la nage la plage de Castillejos, le village marocain situé près de la frontière. Beaucoup meurent de cette façon car la traversée est très risquée, raconte Drudi. 

Lors de la Coupe du monde en Russie en 2018, une filière a même été mise en place depuis le Soudan, rapporte-t-il. Plusieurs organisations locales ont proposé une formule tout inclus comprenant un faux document, un billet d’avion et même des places pour le match afin de justifier le voyage. Les migrants arrivant à l’aéroport étaient accueillis par un membre de la filière qui récupérait leur passeport pour pouvoir le réutiliser et les accompagnait jusqu’à la frontière pour tenter d’entrer en Europe par l’Est.

Epaves fantômes et bateaux à la dérive

De nombreuses disparitions ont lieu dans les vastes zones désertiques qui séparent les pays subsahariens des points d’embarquement : là, des centaines de corps sans vie gisent dans les dunes sans que personne ne les reconnaisse ou ne les enterre. En Tunisie, en juillet, la police a abandonné une femme à la frontière avec la Libye, la laissant mourir de faim et de soif avec sa fille. Quelques jours plus tard, le même sort a été réservé à un jeune père et à son enfant, tous deux retrouvés sans vie à côté d’une citerne d’eau vide. 

On parle de 1 000 voire 2 000 personnes près de la frontière, mais on ne nous permet pas d’aller vérifier la situation humanitaire et éventuellement d’intervenir. Le gouvernement tunisien n’a autorisé l’accès qu’à l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), au Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) et à la Croix-Rouge tunisienne, mais ils ne peuvent distribuer que de l’eau et de la nourriture”, a déclaré, lors d’une interview, Flavia Pugliese, personne de contact de Terre des hommes pour les projets en Libye.

En outre, de plus en plus de personnes disparaissent dans des “naufrages fantômes” qui ne sont pas signalés et qui se produisent principalement le long de la route de l’Atlantique, là où des tragédies inimaginables se produisent. Un navire parti du Sénégal en 2006 est arrivé chargé de cadavres à la Barbade après avoir dérivé pendant près de trois mois avec un moteur cassé et un câble de remorquage cisaillé. À côté des corps, rendus méconnaissables par le soleil et le sel, se trouvaient les papiers de 26 autres personnes dont on avait perdu la trace.

En panne de carburant, le courant des Açores les a poussées vers l’ouest. Tout l’équipage est mort de faim. En 2021, des pêcheurs de Trinité-et-Tobago ont découvert un bateau parti de Mauritanie avec 14 corps momifiés empilés les uns sur les autres. En août dernier, 38 naufragés ont été secourus dans un bateau au large du Cap-Vert. Il y avait sept corps sans vie à bord et les 56 autres migrants partis avec eux du Sénégal ont disparu on ne sait où.

Bien que moins fréquents que sur la route de l’Atlantique, certains naufrages de navires fantômes se produisent également en Méditerranée centrale. En décembre 2018 et février 2019, deux navires avec à leur bord de jeunes Érythréens et Soudanais ont coulé, échappant inexplicablement aux systèmes de surveillance sophistiqués de Frontex. “Ce sont les familles des victimes, notamment soudanaises, qui ont révélé le drame, publié les photos des 90 disparus et qui se réunissent depuis chaque année pour commémorer leur disparition”, rappelle M. Drudi.

Source : Mediterranea Saving Humans

Les nombreuses failles de l’accueil italien

Mais il y a aussi ceux qui, une fois débarqués en Italie, dans une tentative désespérée de contourner le règlement de Dublin et de pouvoir rejoindre des amis ou des parents en Europe du Nord, s’en remettent à des passeurs locaux pour affronter des voyages très coûteux, tout aussi périlleux et qui, souvent, n’aboutissent pas à destination. En outre, de plus en plus de personnes s’évanouissent dans la nature pour échapper aux limbes éternelles d’un système d’accueil de plus en plus inefficace, surtout après les récents décrets qui ont supprimé certains services fondamentaux, favorisant les centres de rétention administrative avant rapatriement et les installations provisoires qui suivent une logique de plus en plus sécuritaire et d’urgence.

En plus des systèmes de premier et deuxième accueil1, des Centres d’Accueil Extraordinaires (CAS) ont été mis en place pour faire face aux périodes de plus grande affluence, mais sont devenus au fil du temps des structures de gestion ordinaire. Les CAS sont financés par le Fonds national pour les politiques et services d’asile et sont attribués par le biais d’appels d’offres sur la base d’une redevance d’environ 30 euros par jour et par usager. Le décret Salvini2 avait drastiquement réduit ce montant, supprimant de nombreux services d’intégration, dont l’enseignement de l’italien, et minimisant les chiffres de soutien aux personnes les plus vulnérables. Ne pouvant plus garantir un service décent, de nombreuses coopératives ont renoncé à participer aux appels d’offres et des particuliers ont pris en charge la gestion des structures, réduisant considérablement leur niveau de qualité.

L’organisation catholique Caritas Italie est une exception. Elle accueille actuellement environ 20 000 personnes, dont des migrants logés dans les centres, des familles ukrainiennes et des personnes arrivées par les couloirs humanitaires, des universitaires et des travailleurs, et tente également de compenser les services supprimés par les récents décrets anti-immigration grâce au travail de centaines de bénévoles. 

Salvini et Meloni ont toujours voulu faire la distinction entre les réfugiés et les migrants économiques, en partant du principe que de nombreuses personnes arrivant en Italie n’obtiendraient aucune forme de protection parce qu’elles viennent de pays qui ne sont pas considérés comme à risque, comme la Tunisie, explique Oliviero Forti, responsable du bureau des politiques migratoires et de la protection internationale chez Caritas. Mais si, d’une part, leur offrir des services qu’ils n’utiliseront pas en cas de rapatriement semble être un gaspillage de ressources, d’autre part, d’un point de vue pratique, cela vaut la peine de préserver ces services dans la mesure où, dans la plupart des cas, ces personnes resteront ici et auront donc au moins quelques outils pour s’intégrer, ajoute-t-il.

Ceux qui ne demandent pas l’asile ou qui sont déboutés se retrouvent dans l’un des 9 Centres de Permanence et de Rapatriement (CPR), avec ceux qui ont déjà fait l’objet d’une décision d’expulsion. “Cependant, très peu de rapatriements sont effectués, à la fois en raison de la difficulté de conclure des accords avec les pays d’origine, qui sont loin d’être sûrs, et en raison des coûts logistiques et de gestion élevée de ces procédures”, précise M. Forti. De 2013 à 2021, sur les quelque 230 000 décisions de quitter le territoire, seules 44 000 ont été exécutées, soit moins d’un cinquième du total.

Entre circuits criminels, travail au noir et « travail gris »

“S’il n’existe pas de réseau informel de solidarité communautaire garantissant un accueil décent dans des circuits parallèles puis dans des circuits officiels, ces personnes risquent de finir sous un pont”, commente M. Forti. “Certains restent en Italie pendant plus de 20 ans, travaillant et envoyant de l’argent dans leur pays d’origine sans jamais avoir obtenu de papiers et vivant une expérience migratoire totalement irrégulière, avec tous les risques que cela comporte”.

Il y a aussi un grand nombre de personnes qui reçoivent un ordre d’expulsion de la police avec accompagnement à la frontière, mais beaucoup n’ont pas de documents, pas d’argent, et souvent même pas de vêtements ou de chaussures, et il leur est très difficile de s’y conformer. 

Nous parlons de personnes qui se trouvent dans des conditions d’exclusion sociale très graves, dénonce Fausto Melluso, président d’Arci Sicilia. Ceux qui ont la force de faire un recours obtiennent l’annulation dans 90 % des cas, mais très peu parviennent à obtenir l’assistance juridique. La grande majorité des nouveaux arrivants restent donc dans une condition de clandestinité totale, devenant le moteur d’une économie souterraine. Beaucoup deviennent des victimes de la criminalité organisée, qui profitera de leur extrême fragilité pour les contraindre à commettre des délits de toutes sortes, conclut M. Melluso. 

Le phénomène concerne également les mineurs non accompagnés. Les parcours d’accompagnement qui leur sont destinés sont souvent trop brefs pour favoriser leur autonomie avant leur majorité. Livrés à eux-mêmes, ils courent le risque de se retrouver dans des circuits de délinquance ou de commencer à consommer drogues et alcool.

Enfin, de nombreuses personnes exploitées dans des propriétés agricoles ou par des pourvoyeurs de main-d’œuvre illégale pour les récoltes saisonnières, vivent dans des conditions de semi-esclavage dans de vastes ghettos de travailleurs disséminés dans le pays. Selon l’Observatoire Placido Rizzotto, qui promeut une synergie entre différentes réalités italiennes luttant pour la légalité dans le secteur agroalimentaire, ces “nouveaux esclaves” seraient environ 230 000 sur 1 033 075 travailleurs agricoles, mais le chiffre pourrait être beaucoup plus élevé. Le phénomène est en effet extrêmement répandu et, contrairement aux idées reçues, n’est pas né avec l’arrivée de migrants, principalement africains mais aussi bulgares et roumains, mais fait partie intégrante de l’organisation du travail dans les champs, qui a toujours fait appel à une main-d’œuvre bon marché :

“Aujourd’hui, le travail au noir (Système du “caporalato” en Italie) est partout répandu, et pas seulement dans le Centre et le Sud”, explique Fabio Ciconte, écrivain, militant écologiste et président de l’association Terra ! qui a récemment publié le rapport Cibo e sfruttamento – Made in Lombardia (Alimentation et exploitation – Made in Lombardia) analysant le phénomène dans l’une des régions italiennes les plus touchées par les poursuites judiciaires pour le travail au noir, en particulier dans les secteurs de la viande, des salades en sachet et des melons.

Les données rapportées par le premier compte-rendu de l’Observatoire Placido Rizzotto sur la “Géographie du Travail au Noir” font en effet état de 405 communes impliquées dans le crime d’exploitation du travail dans l’agriculture, dont environ un tiers se trouve dans le Nord. Les ghettos où des milliers de personnes vivent dans des conditions extrêmement difficiles sont plus répandus dans le sud, comme à Capitanata dans les Pouilles, dans la plaine de Gioia Tauro en Calabre et dans la province de Caserte en Campanie, mais ils existent aussi dans le Latium, en Lombardie et dans le Piémont. 

Le phénomène a radicalement changé au cours des dix dernières années grâce à la loi anti-piratage adoptée en 2016 qui a renforcé les contrôles et prévoit des sanctions très sévères pour les entreprises qui ont recours au travail au noir. Mais le problème concerne l’ensemble de la chaîne alimentaire, et pas seulement les méthodes de production, ajoute M. Ciconte. En effet, si les prix des produits que nous achetons sur les marchés et dans les supermarchés sont si bas, c’est précisément en raison de l’exploitation du travail illégal et des indemnités de chômage illicites versées par l’État. Les travailleurs étrangers qui travaillent en Italie sont souvent remplacés dans les registres officiels par des Italiens qui, bien que n’ayant jamais travaillé dans les champs, bénéficient de cette aide, souligne M. Ciconte. 

“Mais même dans le cas des immigrés employés régulièrement, l’enveloppe de leur salaire indique le plus souvent un montant bien inférieur à celui qui est dû, parce que l’employeur paie le reste au noir, en convenant du chiffre de manière informelle, et souvent unilatérale, avec le travailleur individuel. Ce système, appelé « travail gris », est désormais répandu partout et protège à la fois l’employeur et l’entreprise qui sert d’intermédiaire entre l’offre et la demande, tout en maintenant les travailleurs dans la même condition d’exploitation”.

Traduit de l’italien par Christian Jouret


Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Maghreb EmergentAssafir Al-ArabiMada MasrBabelmedMashallah NewsNawaat7iber et Orient XXI


1 Le premier accueil se compose de 4 hotspots où les personnes qui arrivent sont identifiées, peuvent entamer la procédure de demande d’asile et recevoir les premiers soins médicaux, et de 9 centres de premier accueil pour les personnes qui demandent l’asile. Le deuxième accueil, le système d’accueil et d’intégration (SAI), coordonné par le ministère de l’Intérieur et l’Association nationale des municipalités italiennes (ANCI), fournit à ces personnes une assistance matérielle, juridique, sanitaire et linguistique, des services d’intégration et d’orientation professionnelle, des cours de langue et des activités sportives.

Le 24 septembre 2018, le Conseil des ministres italien a approuvé à l’unanimité le décret dit Salvini sur l’immigration et la sécurité. Le décret était composé de trois titres : le premier consacré à la réforme du droit d’asile et de la citoyenneté, le deuxième à la sécurité publique, à la prévention et à la lutte contre la criminalité organisée, et le dernier axé sur l’administration et la gestion des biens saisis et confisqués à la mafia.