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7200 km d’aller-retour et coupable d’être victime d’impayés pour nos fournitures

Radio M | 01/12/20 17:12

7200 km d’aller-retour et coupable d’être victime d’impayés pour nos fournitures

Par Nabil Mellah

Avertissement. Ce blog  n’est pas un blog comme les autres. C’est un récit à prendre un bouti en plein jour d’Oran à n’importe où. Prêt à un saut dans l’absurde ?

Juin 2020, je reçois une convocation chez le juge d’instruction d’Oran au nom de l’entreprise. Sur la convocation, l’entreprise est citée en qualité d’accusée. Je m’y rends une première fois.

D’Alger à Oran, il y a 450 km que je parcours pour comparaître devant le juge d’instruction à 9 h. Une autre entreprise d’Alger est concernée.  

A 11 h 30, le juge d’instruction dit à mon avocate : « Je ne suis pas bien aujourd’hui, je préfère reporter pour ne pas risquer d’être injuste avec eux ».

Une semaine plus tard, je m’y rends à nouveau. 900 autres kilomètres aller-retour.

Là, j’apprends que l’entreprise est accusée d’avoir obtenu d’indus avantages suite à un appel d’offres remporté en 2015, marché pour lequel l’entreprise n’a pas été payée à ce jour.  Pourquoi ? Parce que le Directeur général du CHU a été incarcéré à la suite d’une expertise dans laquelle notre entreprise n’a jamais été citée. Dans une contre-expertise réclamée par la défense du Directeur en question, il est indiqué qu’aucune trace de demande interne des produits composant les lots que nous avions remportés n’avait été retrouvée. Des deux expertises effectuées, cette phrase est la seule qui cite nommément notre entreprise dans le cadre de cette affaire.                                                                        .
L’appel d’offres que nous avions remporté portait sur la fourniture de lots de produits d’anesthésie/réanimation et de chirurgie, de kits de rachianesthésie, de péridurale, des aiguilles de ponction lombaire… Des produits absolument indispensables dont aucun CHU ne saurait se passer.

J’explique donc au juge d’instruction que je n’ai aucun moyen de savoir si les procédures administratives propres au CHU ont été respectées avant l’émission de l’appel d’offres, et que nous avions respecté scrupuleusement la réglementation pour cet appel d’offres. Il me rétorque que je devais m’estimer heureux parce qu’un autre fournisseur avait, lui, été mis en détention provisoire.

« Comment faire désormais s’agissant de tous les appels d’offres auxquels nous participons ? Nous ne sommes donc pas à l’abri d’une nouvelle convocation pour les mêmes motifs ? » lui dis-je.

Réponse du juge d’instruction : « hadi hiya Dzayer » C’est ça l’Algérie … 

Une semaine et 900 autres km aller-retour plus tard, je repasse devant le juge d’instruction pour aborder l’affaire sur le fond.

Je répète au juge ce que je lui avais déjà déclaré lors de nos précédentes entrevues : en somme, qu’il n’y a pas lieu d’évoquer d’indus avantages étant donné que nous n’avions pas été payés depuis 5 ans et que nous avions même intenté une action en justice contre l’hôpital pour recouvrer nos créances. Une expertise avait été réclamée qui confirmait que l’hôpital devait nous payer la somme en question.

Je rentre à Alger confiant, en me disant que le juge d’instruction allait classer l’affaire, aucun élément n’étant à charge. Bien au contraire, cette opération nous avait fait perdre de l’argent, les frais financiers liés au défaut de paiement depuis 5 ans dépassant largement notre marge.

Un procès et quelques milliers de km plus tard

Quelques semaines plus tard, je reçois une convocation au procès. Le juge d’instruction avait renvoyé le dossier. Sur la base de quels éléments ? Aucun, si ce n’est la phrase d’un expert qui avait affirmé n’avoir pas retrouvé la demande interne de l’hôpital pour établir l’appel d’offres.

Jour J, 900 km A/R, attente jusqu’à 12 h, report d’audience.

Jour J numéro 2, encore 900 km A/R, attente jusqu’à 13 h, nouveau report

Jour J numéro 3, encore 900 km A/R. Je me présente au tribunal à 9 h. L’audience concernant notre affaire (nous étions 7 fournisseurs inculpés) s’ouvre à 18 h et s’achève à 00 h 30.

Aucun élément de culpabilité n’est établi. Bien au contraire. Je répète au juge ce que j’avais dit au juge d’instruction. Le procureur, distrait durant tout le procès, se contente de requérir contre les fournisseurs 3 ans de prison ferme. Que c’est agréable de l’entendre. Une dame, fournisseur de l’hôpital et coïnculpée, panique et me demande si on va être mis en prison. Je la rassure. J’ai l’habitude. Lors d’une affaire opposant l’entreprise à la Banque centrale pour non-rapatriement de remises sur factures d’exportation, un procureur avait déjà requis 2 ans de prison ferme contre moi. Cette fois-là, la justice avait fonctionné et nous avait innocentés en première instance et en appel.

Je passe la nuit à Oran et rentre le lendemain à Alger, confiant, en me disant que dans une semaine, tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

Une semaine plus tard, le verdict tombe. Le Directeur général du CHU, par qui l’affaire avait commencé, est acquitté et les 7 ou 8 fournisseurs de l’hôpital condamnés à 2 ans de prison avec sursis et une amende.

Je suis donc condamné à 2 ans de prison avec sursis pour un appel d’offres aux quantités dérisoires, qui ne représente même pas 1% de notre chiffre d’affaires, remporté par l’entreprise dans les règles de l’art et pour lequel elle n’a jamais été payée. Pourquoi ? Parce que du fait que l’expert n’avait pas retrouvé de trace de la demande interne (d’équipements indispensables à un CHU, soit dit en passant), j’aurais été coupable d’avoir obtenu d’indus avantages. L’indu avantage de n’avoir pas été payé pendant 5 ans ?
Il n’y avait absolument pas l’ombre d’une seule preuve, ni même d’un soupçon de preuve, et me voici condamné à 2 ans de prison avec sursis.

Un pur moment de bonheur

Evidemment, nous faisons appel du jugement, et attendons la date de l’audience.

Jour J de l’appel. Encore 900 km A/R. Deux avocats demandent le report. Affaire renvoyée à la semaine suivante.

Jour J numéro 2. Encore 900 km A/R. Procès en appel. C’est kafkaïen. Je répète la même chose, tout en m’efforçant de prouver mon innocence, en comparant les quantités des années 2013 à 2018 qui étaient quasiment équivalentes. Oui, ce n’est pas à la justice de prouver ma culpabilité, mais à moi de prouver mon innocence.

A un moment donné, le juge annonce une interruption de séance pour 5 minutes ; il demande à la police de fermer les issues et de nous placer dans le box des accusés. Un pur moment de bonheur.

Le juge revient, les plaidoiries continuent. Le juge se tourne vers le procureur pour lui demander ce qu’il requiert. Ce dernier, que j’ai observé pendant tout le procès affairé à signer des documents, lève la tête nonchalamment et demande l’aggravation des peines. Sentence la semaine suivante.

Mes proches, mes collaborateurs me demandent comment ça s’est passé. Je leur réponds : « Normalement, je n’aurais jamais dû être inculpé ; normalement, je n’aurais jamais dû être condamné en première instance, et donc normalement en appel, je devrais être acquitté. MAIS, comme depuis le début rien ne s’est passé normalement, l’appel devrait soit confirmer le jugement, soit l’aggraver. Leur « normalement ».

Le 1er décembre, le verdict tombe. Leur « normalement » s’est confirmé.

J’ai officiellement un casier judiciaire. Le jugement rendu en première instance est confirmé.

Bref, j’ai été condamné à 2 ans de prison avec sursis et à une amende pour obtention d’avantages illicites dans un appel d’offres remporté dans les règles de l’art, et pour lequel nous n’avons jamais été payés, et sans que l’ombre d’une preuve d’obtention d’indus avantages ne soit apportée.

Je suis révolté

Comment je me sens aujourd’hui ? Triste pour mon pays et triste pour sa justice dont je savais qu’elle pouvait être injuste à cause du téléphone, mais qui peut également être injuste de son propre fait : je rejoins aujourd’hui ceux qui peuvent le confirmer par leur vécu.

Je suis révolté par mon impuissance face à l’insulte qui m’est faite et qui est faite à l’entreprise. Mon unique recours pour l’heure : écrire et dénoncer.

En revanche, dans un certain sens, ils m’ont rendu service : désormais, je suis contraint de me retirer du monde du travail. Une sorte de retraite forcée.

Je continuerai à donner des conseils à mes collègues s’ils le désirent, mais je ne peux plus être gérant, mon casier judiciaire n’étant plus vierge, en attendant le passage à la Cour suprême.

Merci à eux pour cette retraite anticipée. Ils se sont débarrassés d’un chef d’entreprise (qui n’a jamais rêvé de l’être) peu commode et qui n’a jamais applaudi.

Ils vont probablement gagner un acteur de la société civile qui ne sera pas entravé par sa qualité de chef d’entreprise.

A très bientôt