Tortures dans « l'affaire d’Oran » : pourquoi le parquet détourne-t-il le regard ? - Radio M

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Tortures dans « l’affaire d’Oran » : pourquoi le parquet détourne-t-il le regard ?

Radio M | 04/12/23 21:12

Tortures dans « l’affaire d’Oran » : pourquoi le parquet détourne-t-il le regard ?

Le procès très attendu des militants du « Hirak » poursuivis dans le cadre de l’affaire « Rachad » s’est ouvert dimanche dans une atmosphère lourde. À la barre, plusieurs accusés ont livré des témoignages déchirants sur les tortures qu’ils disent avoir subies pendant leur arrestation ou leur garde à vue. En face d’eux, le parquet est resté de marbre, refusant d’ordonner la moindre investigation sur ces graves allégations. 

Parmi eux, Yasser, frêle silhouette de 21 ans au visage juvénile. Lorsque vient son tour de s’exprimer, sa voix chevrotante brise le silence de plomb. « Pendant ma garde à vue, j’ai vécu l’enfer », lâche-t-il avant de fondre en larmes. Il raconte son calvaire durant trois interminables journées entre les murs de la police d’Oran. Insultes, coups, brimades… « Un officier a uriné sur moi, avant de me dénuder et me photographier pour m’humilier encore plus», bredouille le jeune homme, frissonnant au souvenir de son calvaire. Et de poursuivre : « Nu et tremblant, on m’a traîné dans une voiture qui a sillonné Alger pendant de longues heures. Mes geôliers ont exigé ma signature au bas d’aveux montés de toutes pièces ».

Des sanglots étouffés résonnent dans l’assemblée silencieuse. Certains baissent les yeux, d’autres serrent les poings de rage contenue.

Bouleversé par ce témoignage insoutenable, l’auditoire retient son souffle. Poursuivant son récit, Yasser révèle également avoir subi des pressions pour dénoncer son défenseur. Les agents exigeaient qu’il leur divulgue l’identité de l’avocat l’ayant assisté dans le dépôt de sa plainte onusienne, nouvelle tentative pour réduire au silence ceux osant décrire l’horreur.

S’ensuit alors un sinistre cortège de récits similaires de la part des autres accusés. D’autres accusés évoquent des menaces visant leurs proches pour les contraindre au silence et les obliger à signer les PV qui les incriminaient. « J’ai dû retirer ma fille de l’école pour la mettre à l’abri », sanglote l’activiste Mustapha Guerra.

Puis vient le tour de Saïd Boudour, journaliste indépendant, tabassé et insulté par plusieurs agents lors de son arrestation musclée.

« Nous sommes victimes d’une machination. L’odeur de la torture plane sur ce dossier », lance le journaliste d’emblée. Puis, il replonge dans ses souvenirs pour raconter son histoire. 

« C’est le corps tuméfié et l’âme meurtrie que je me présente devant le médecin légiste. Mais les policiers exigent qu’elle me délivre un rapport vierge, refusant qu’elle constate mes blessures. Courageusement, elle tient tête à mes tortionnaires, au péril de sa propre sécurité. En vain. Privé de mon examen médical, le dossier expurgé de toute preuve, je réclame à voir le procureur. Peine perdue. Les certificats de deux confrères attestant du calvaire enduré ont également été retirés du dossier», relate-t-il. Tout en précisant que sa plainte auprès du tribunal d’Oran pour « actes de torture », n’a toujours pas abouti, comme celle d’ailleurs des autres accusés. 

Selon le journaliste, cela confirme le peu de cas fait en Algérie des plaintes pour torture émanant d’opposants politiques. 

En effet, sur la dizaine de cas documentés ces dernières années, une seule enquête ouverte sous pression de l’ONUdans le dossier du jeune militant Walid Nekkiche notamment. La plainte de ce dernier diligentée au forceps a finalement été enterrée après trois ans d’un harassant parcours judiciaire. Un déni de justice symptomatique des lignes rouges du régime algérien. 

L’inertie incompréhensible du parquet 

Face à cette litanie de récits similaires, criants de vérité, l’absence de réaction du ministère public interroge. Car selon la loi algérienne, tout acte de torture doit faire immédiatement l’objet d’investigations de la part des autorités judiciaires. « Pourquoi le procureur n’ouvre-t-il pas d’enquête, comme le prescrit pourtant notre code de procédure pénale ? », tonne Me Bouchachi, avocat des droits humains. 

Son confrère Me Ali Fellah renchérit : « Quand la parole de simples citoyens n’est plus écoutée, c’est toute la justice qui est bafouée ».

Alors, pourquoi un tel silence assourdissant du parquet, qui contraste avec le calvaire relaté par les accusés ? S’agit-il d’une omerta visant à protéger certains éléments des forces de l’ordre, au mépris de la loi ? Le doute est permis. 

Une crédibilité de la justice entamée 

« Le respect de la dignité humaine est un principe cardinal. Or, certains témoignages entendus aujourd’hui laissent craindre des atteintes gravissimes à cette dignité, restées à ce jour impunies et ignorées par l’appareil judiciaire » martèleMe Abdelghani Badi alors qu’il entamait sa plaidoirie.

Selon l’avocat, cette possible entrave aux investigations requises en pareil cas pourrait saper le crédit des citoyens dans leur système de justice, déjà mis à mal. De surcroît, les allégations de mauvais traitements présentées par les accusés se réfèrent à une période antérieure à l’inscription de Rachad sur la liste des organisations terroristes. Que dire alors du non-respect du principe fondamental de non-rétroactivité de la loi pénale ? 

Car au-delà du traumatisme subi par les victimes, c’est toute la confiance des citoyens dans leur institution judiciaire qui est abîmée, déplore encore l’avocat. « Comment faire encore semblant de croire en une justice indépendante et équitable pour tous, si des tortionnaires en uniforme peuvent sévir en toute impunité sous le regard complice du parquet ? », s’interroge-t-il. 

La lourde tâche de rétablir cette confiance érodée revient désormais à la justice algérienne. À commencer par les magistrats du parquet, gardiens du temple des lois, mais dont le silence assourdissant face à de probables crimes commis par des agents publics semble pour l’heure cautionner ces dérives mortifères pour l’État de droit.