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Disparition de Jean-Marie Boëglin : le fil perdu du théâtre algérien (Blog de Amine Khaled)

Radio M | 10/12/20 09:12

Disparition de Jean-Marie Boëglin : le fil perdu du théâtre algérien (Blog de Amine Khaled)

Par Amine Khaled, Conseiller littéraire, théâtre.

Un homme peu ordinaire vient de s’éteindre. Discrètement. C’est Jean-Marie Boëglin, et c’était le 23 novembre dernier. Ancien résistant au nazisme, compagnon indéfectible de la Révolution algérienne au sein du Réseau Curiel (dont le procès en 1961 fut un moment marquant de la guerre d’Indépendance), il était aussi une figure du théâtre en France. Aux premières loges lors de la création du Théâtre national algérien (TNA), il est lié à son pays d’accueil et le sera pendant près de 20 ans. Son parcours dessine les fortunes et infortunes des luttes pour l’émancipation au mitan du siècle dernier. Son action pour le théâtre algérien n’est pas un fait du passé, mais un idéal en souffrance.

Sur les marches du Théâtre national algérien, une séquence s’est ouverte en janvier 1963 et s’est refermée au printemps 2019. Sa scène inaugurale fut cet élan de l’indépendance qui souffle sur le pays et qui dépasse largement ses frontières. L’Algérie qui a aimanté Jean-Marie Boëglin était, à sa manière, une Terre Promise. Non pas par ses cultes millénaires, ni pour ses identités espérées : l’Algérie est née terre d’avenir, qui ne s’accepte que tournée vers l’avant. Un peuple défait pendant près d’un siècle et demi, mais qui renaît dans ses habits de misère sans grand-chose à offrir à l’humanité, si ce n’est ce mot éclatant : Révolution. Un désir de réinventer une vie, un peuple, un champ des possibles le plus étendu qui soit.

Boëglin l’agitateur, un Parcours, une histoire

Dans le champ théâtral, Jean-Marie Boëglin a eu un apport décisif dans la création du Théâtre national algérien, inspiré de l’utopie concrète du Théâtre de la Cité de Villeurbanne, à Lyon, qu’il a mise en œuvre en compagnie de Roger Planchon. Un projet qui consiste à édifier une expérience artistique exigeante, portée par un idéal politique d’émancipation.

Avec Mohamed Boudia, rencontré à Paris à l’orée des années 1950, c’est un tandem « d’esprits inventifs et téméraires qui ne sont véritablement ni homme politique ni celui de théâtre, mais qui jouent, dans la vie théâtrale et politique concrète, des rôles décisifs » (Michel Bataillon).

Deux écorchés remuants, deux agitateurs à la croisée des grandes expériences théâtrales qui ont trouvé en Bertolt Brecht, Jean-Marie Serreau, Roger Planchon et d’autres des complicités stimulantes, portées par le marxisme « hors-les-murs » de l’après-guerre – débordant les appareils politiques tels que le Parti Communiste, hégémonique à l’époque.

Donc, l’esprit fondateur du Théâtre national Algérien (TNA) trouve racine dans celui du Théâtre de la Cité, en périphérie de la ville de Lyon, qui deviendra par la suite Théâtre National Populaire (TNP). Le projet est dans le titre.

Le tandem Boëglin-Boudia : l’esprit fondateur

Appliquée à l’Algérie de 1963, cette ambition consistait à arracher le théâtre à sa simple expression grivoise et boulevardière, caractéristique de l’époque coloniale, au-delà même des spectacles faits par et destinés aux « Pieds-Noirs ». Car il est frappant de retrouver ces penchants au divertissement outrancier au sein même du théâtre algérien de la période coloniale, jusqu’aux troupes à l’aura modeste que l’Indépendance a auréolé de titre de pères fondateurs du théâtre « authentiquement » algérien. Le théâtre voulu par le tandem Boudia-Boëglin s’inscrit dans l’esprit du communisme premier, celui pour qui rien n’adviendra sans un homme nouveau, débarrassé des oripeaux de la domination de classe, bourgeoise et coloniale.

Début 1963, Ben Bella était séduit par son propre portrait, dressé par l’esprit de l’époque : un leader révolutionnaire de la nouvelle espèce. Il a accepté d’ouvrir les portes et laisse s’installer l’ébauche de l’idéal socialiste, l’idée étant que le théâtre soit davantage un média porteur du discours et amplificateur de la vulgate du « socialisme spécifique ». On aura vu ce qu’on aura vu par la suite…

Le premier spectacle mis en scène par Jean-Marie Boëglin au TNA était El IStithna ou el Qaïda (L’Exception et la règle, de Bertolt Brecht). Son esprit explorateur le mènera à porter à la scène Le Foehn, de Mouloud Mammeri, après avoir joué et déplié les textes de Kateb Yacine, son ami solaire.

Boëglin était aussi au cœur de l’aventure du INADC, Institut national d’art dramatique et chorégraphique, de Bordj-el-Kiffan.

Entre le travail de création, d’une part, et l’œuvre de structuration du champ théâtral algérien, d’autre part, le politique est envahissant, omniprésent : porter une parole et des gestes sur scène, édifier les espaces et penser leur organisation et, enfin, préparer l’avenir en mettant à l’étrier une nouvelle génération à qui incombera la tâche essentielle de construire un répertoire, en dépoussiérant un patrimoine écrasé par la domination coloniale, et en suscitant de nouvelles œuvres portées par de nouvelles générations de créateurs (auteurs, metteurs en scène, techniciens, comédiens, etc.).

Le redressement révolutionnaire et la raideur moustachue

Les suites de cette séquence inaugurale du théâtre algérien, et du TNA en particulier, son connues des témoins de l’époque. Moins par les générations suivantes et actuelles. Les guerres intestines, le clanisme enfant des dissensions politiques d’alors, les vents contraires des idéologies offshore et les antagonismes de clocher (socialisme contre panarabisme / francophonie contre arabité / classicisme linguistique contre langue populaire / le Parti contre la Révolution, etc.) ont grandement malmené l’ambition d’un théâtre populaire algérien, auquel Jean-Marie Boëglin a donné de précieuses années de sa vie.

Ben Bella avait en la personne de Mohamed Boudia son Jdanov. Boudia avait le sens politique et l’ambition. A ses côtés, Jean-Marie Boëglin construisait et mettait de l’ordre et la raison nécessaire à cet idéal postcolonial.

Le « redressement révolutionnaire » de mai 1965 a balayé les rêves des premières années. Fin de l’innocence. La raideur moustachue de Boumediene dressait des lignes droites devant tout le pays. Nulle place au débordement. Exit Ben Bella, donc exit Boudia.

Le nouvel homme fort de Boumediene sera Mustapha Kateb. La nouvelle lettre de mission du TNA et de son directeur, quoiqu’en place depuis 1963, est de tout redresser : le benbellisme, ses sacs d’or, ses postures de révolutionnaire amputé et, surtout, ses plus proches fidèles et serviteurs.

Quant à Jean-Marie Boëglin, il assiste désabusé aux dérives du nationalisme démagogique, comme bien d’autres contraints à l’exil ou à côtoyer les ombres de la marge, tel Kateb Yacine et beaucoup d’autres poètes (arabophones et berbérophones), comédiens et comédiennes, metteurs en scène, pédagogues, techniciens, praticiens amateurs, spectateurs, etc.

Au moment d’être limogé de l’INADC en 1969, Boëglin a eu cette phrase pleine de sens : « J’ai toujours disparu au moment où les choses devenaient des institutions ».

Les années et les quelques décennies qui ont suivi lui ont, hélas, donné raison. Le TNA s’est enfermé sur lui-même, malgré les quelques créations restées dans les mémoires. Ce que Jean-Marie Boëglin a nommé « institutions », d’autres les appellent « appareils bureaucratiques » au sens de Castoriadis puis de Bourdieu : des entités de pouvoir dont les agents sont au service exclusif de ceux qui les nomment et les promeuvent.

Les marches du TNA : De Boëglin à Tadjajit

La scène finale de la séquence, qui vient clore un chapitre politique et historique de l’Algérie, s’est déroulée au temps fort du mouvement populaire national du 22 février 2019. Il s’est incarné dans la personne du jeune Mohamed Tadjadit déclamant ses poèmes slamés sur les marches du TNA. Jamais un lieu d’expression ne tient du hasard en temps de Révolution. Le poète porteur d’un verbe interdit, quand il est libre, au sein du TNA – kesbadji, c’est-à-dire du quartier d’à côté, en sus d’être le lieu d’invention permanente du peuple algérien – vient d’un coup dépoussiérer ce lieu chargé d’histoire.

Car à l’Indépendance, Jean-Marie Boëglin a participé de manière décisive à l’édification d’un théâtre voulu comme un modèle pour le reste du pays : un théâtre de masse, qui puise sa poésie dans les mythes de son propre public, nécessairement le plus large possible.

Mohamed Tadjadit a occupé les marches de ce même espace. Mais il n’a pas osé, lui et les autres, franchir la porte, occuper la scène, la libérer des mains de « l’appareil » et l’ouvrir au plus grand nombre. N’est-ce pas que le théâtre, en lieu idéal où se font et se défont toutes les tragédies, a été depuis au moins Babylone, un espace où la parole du citoyen dresse son miroir aux puissants ? L’Algérie peut-elle balayer cet héritage auquel elle a contribué, et par moments revendiqué, et se laisser enfermer dans sa prison bureaucratique ?

Pendant ce temps, Tadjadit est en prison, la cause en sont ses poèmes.

Quant au TNA (comme signifiant de tout le théâtre algérien), une question le poursuit comme une malédiction shakespearienne : comment un théâtre fondé par des révolutionnaires s’est-il, au bout de quelque temps, transformé en un « appareil » insensible ? Et dans une hypothétique « Algérie nouvelle », peut-il y avoir une place pour l’idéal émancipateur qui a entraîné Jean-Marie Boëglin vers le Square Port-Saïd, et une place pour le verbe de Mohamed Tadjadit ?