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Ces trains qui roulent dans le silence forcé des voyageurs (Blog)

Radio M | 27/11/23 10:11

Ces trains qui roulent dans le silence forcé des voyageurs (Blog)

Le train est en marche et rien ne peut l’arrêter. L’affirmation du chef de l’Etat, si on fait l’effort d’être positif, respire bien l’optimisme. Que demande le peuple, dirait-on ? Peut-être, un droit pour ses occupants, volontaires ou malgré, de savoir où va ce train, sa destination, et s’il est sur les bons rails. Ces “détails” qui font société passent, bien entendu, par une bonne communication publique et aussi, et surtout, par un débat libre.

Un pays ne tire aucun profit à bâillonner l’expression et ceux qui le dirigent perdent la possibilité d’avoir un regard du “dehors”, autre que celui qui, par exemple, peuple les plateaux des télévisions publiques et parapubliques où des pseudo-analystes font dans l’incantation zélote et souvent ridicules à force d’outrance.

Cela fait aujourd’hui 337 jours que notre directeur, Ihsane El Kadi, est en prison uniquement – bien uniquement – pour avoir exercé le libre droit à l’analyse et à la critique. Son arrestation arbitraire, on le constate chaque jour à l’état de la presse algérienne, était bien, comme on le craignait, le signal absurde que le pouvoir est fermement décidé à ne tolérer aucune expression libre ou critique.

Aujourd’hui, le régime a réussi à envelopper la presse et les résidus de société civile dans un climat de peur et d’autocensure. Les médias lui renvoient, de manière caricaturale, l’image qu’il cherche à donner de lui-même, sans se soucier de l’énorme décalage que cela engendre avec une opinion qui, d’une manière ou d’une autre, parvient à s’informer “ailleurs” et fait les comparaisons.

Est-il encore possible d’écrire avec le même niveau, relatif, de liberté qui existait sous Bouteflika ? Le cas d’Ihsane El Kadi, dont les écrits critiques ont jalonné la présidence de Bouteflika, nous donne une réponse éloquente.

Le contenu actuel des médias nationaux nous en donne une autre, affligeante et triste. Pourtant, il faut continuer de défendre l’idée, simple et juste, que les libertés renforcent un pays et que la liberté de la presse et la liberté d’expression apportent une contribution autrement plus utiles que les chœurs des laudateurs que l’autoritarisme entretient à coup de pubs. Un pays où plus personne n’ose poser de questions – alors même que le régime développe un discours de citadelle assiégée – a des questions graves à résoudre sans attendre. Il lui manque des Ihsane El Kadi, beaucoup d’Ihsane El Kadi.

Du domaine réservé et du débat public

Nous héritons, hélas, du colonisateur la bureaucratie tatillonne avec laquelle il contrôlait et réprimait les autochtones. Nous héritons également de la notion de “domaine réservé” qui fait, par exemple, que les questions de politique étrangère et de défense ne sont jamais discutées.

Pourtant, nul ne doute un instant que la politique étrangère ou de défense est menée par ceux qui exercent effectivement le pouvoir. Que des hommes politiques ou des journalistes puissent discuter des choix faits en la matière ne devrait, en théorie, soulever aucun problème. Mieux, et c’est ce qui se passe dans les pays où le droit à l’expression est garanti, cela donne une plus grande marge d’action aux décideurs si, de la société, s’expriment des visions plus “radicales” ou plus “offensives” sur un sujet donné.

A contrario, le silence imposé dessert la lisibilité de la politique du pays sur des sujets qui, souvent, sont en rapport avec la sécurité nationale. Deux situations récentes – les relations avec l’Espagne et la “reconquête” de Kidal par l’armée malienne avec l’appui des paramilitaires du groupe Wagner auraient dû, au moins, soulever quelques questions. Pourtant, il n’y a eu que du silence.

Alger-Madrid, dix-neuf mois de fâcheries et puis plus rien ?

Pedro Sanchez nous a fait un sale coup en adoptant totalement le point de vue du Maroc sur le Sahara Occidental. Le pire est que l’Algérie a appris ce retournement spectaculaire via un communiqué du palais royal marocain.

La riposte d’Alger a donc consisté à suspendre, le 8 juin 2022, le traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération du 8 octobre 2002 avec le royaume d’Espagne. Après un cafouillage via l’association algérienne professionnelle des banques et des établissements financiers (ABEF), l’Algérie a, de manière non déclarée officiellement, limité considérablement les transactions commerciales avec l’Espagne, sans toucher aux livraisons de gaz, cadrées par des contrats à long terme.

L’ambassadeur d’Algérie à Madrid a été rappelé en consultation puis désigné à Paris. Le poste est donc resté vacant jusqu’à ce 16 novembre 2023 où l’agence officielle APS, nous informe que gouvernement espagnol a donné son agrément à la nomination de M. Abdelfetah Daghmoum, en qualité d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République algérienne démocratique et populaire auprès du Royaume d’Espagne, indique jeudi un communiqué du ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger.

Durant toute cette période, des articles dans la presse espagnole ont évoqué le sujet en donnant des informations chiffrées sur le manque à gagner enregistré par les entreprises espagnoles qui avaient des engagements avec l’Algérie. De très nombreux articles critiques, parfois mettant en cause personnellement Pedro Sanchez, soupçonné d’avoir opéré un retournement sur la question du Sahara Occidental à la suite d’un chantage des services marocains qui ont “aspiré” le contenu de son mobile grâce au programme Pegasus.

Des articles, moins nombreux, ont soutenu le virage de Sanchez au nom de “l’intérêt national” espagnol. Bref, un débat, des chiffres, des entreprises perdantes qui dénoncent et exigent de l’Etat des réparations pour les pertes subies du fait du changement de politique.

Il est clair que des entreprises algériennes qui travaillaient avec l’Espagne ont enregistré, elles aussi, des pertes, mais aucune n’en a fait état. Aucun article – nous semble-t-il – n’a évoqué le sujet dans la presse algérienne, en tout cas s’il y en a eu, c’est sans commune mesure avec le nombre de “papiers” publiés en Espagne.

Bien entendu, aucun article – ni aucun acteur politique – n’a critiqué la réponse de l’Algérie au “virage” de Sanchez. Était-ce la bonne réponse? Tablait-on sur un échec – qui a failli se faire mais n’a pas eu lieu – de Pedro Sanchez aux élections? Et d’ailleurs, si la droite était arrivée au pouvoir, serait-elle revenue sur le virage? C’était des questions que la presse aurait pu soulever sans pour autant attenter au “domaine réservé”. Aujourd’hui, un nouvel ambassadeur revient à Madrid, les relations se “normalisent”, mais on a toujours aucun questionnement en Algérie car le débat public n’existe plus.

Qui du Mali et de nos “amis” de Russie ?

La même absence de débat public ou médiatique s’observe sur les récents événements au Mali qui semblent sonner définitivement le glas des accords d’Alger de 2015. L’armée malienne, soutenue par les paramilitaires du groupe Wagner, s’est emparée le 14 novembre dernier de Kidal, le fief touareg du nord. La population a fui la cité en direction de la frontière algérienne.

La situation pose un problème de sécurité nationale et interroge nos capacités d’influences et notre politique au Sahel. Comment réagir à cette ultime estocade aux accords d’Alger que l’Algérie a constamment défendus comme la meilleure solution aux problèmes endémiques du Mali ? Comment réagir à nos “amis” russes qui interviennent directement à nos frontières et bousculent le statuquo ? Il y a beaucoup de questions, mais qui ne sont pas soulevées dans les médias et dans l’espace public, alors qu’ils auraient pu l’être sans pour autant engager les autorités. Il est des messages qu’un système fondé sur les libertés permet de faire passer sans difficulté.

Au lieu de cela, on assiste à un silence contraint qui donne la fâcheuse impression que le train n’a pas de destination précise. Laissez-donc la presse s’exprimer librement,  – y compris en tançant les Russes – cela ne peut pas gêner l’action officielle. On pourra même dire que le pays y gagne, assurément, indubitablement.

Mohamed Sahli