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Libye: clés pour comprendre la situation

Ghada Hamrouche | 27/12/19 08:12

Libye: clés pour comprendre la situation

L’annonce du président Recep Tayyip Erdogan d’envoyer des troupes turques sur le sol libyen, lors d’une visite à Tunis, a suscité de vives interrogations en Algérie.

Voici quelques clés de lecture pour brièvement analyser les enjeux de ce déploiement et ses conséquences sur l’Algérie :

1- La Libye est un pays fragmenté sur le plan politique et sécuritaire où aucun acteur ne peut revendiquer une légitimité nationale. Au moins deux forces politico-militaires s’affrontent. Pour schématiser, à l’ouest, le maréchal Haftar à la tête de l’Armée nationale libyenne (ANL) contrôle la Cyrénaïque. À l’est, le gouvernement d’union nationale (GNA), mené par Faiez Serraj, est reconnu comme le seul gouvernement légitime par les Nations Unies. Il contrôle peu de territoires de la Tripolitaine.

2- Haftar est soutenu politiquement et militairement par la Russie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et la France tandis que le GNA est notamment appuyé par la Turquie et le Qatar.

3- Depuis avril 2019, Haftar mène une opération de conquête de la capitale «Bataille de Tripoli ». La ville est contrôlée par une myriade de milices aux allégeances multiples. Depuis l’annonce le 12 décembre 2019 du début de la « bataille décisive » entre les forces pro-Haftar et les milices pro-GNA de Misrata, Faiez Serraj n’a cessé de réitérer les appels aux soutiens.

4- Face aux avancées des troupes du maréchal Haftar, le GNA a appelé au secours de la Turquie. Erdogan confirme le 26 décembre qu’il compte envoyer des troupes en Libye sous forme d’une force de réaction rapide. C’est ainsi qu’un projet de loi sera présenté au parlement turque pour valider l’envoi de troupes.

5- Le 27 novembre 2019, Erdogan et Serraj avaient signé deux accords de coopération sécuritaire et maritime à Ankara. L’accord sécuritaire autorise une intervention directe en Libye (donc envoi de troupes) tandis que l’accord maritime fixe la délimitation des zones de juridiction (maritime) pour une zone économique exclusive qui s’étend des frontières sud de la Turquie aux côtes libyennes.

6- De plus, Ankara est un soutien fort du GNA depuis 2015. Erdogan envoie régulièrement des armes, des drones de surveillance et des munitions au GNA au mépris de l’embargo international sur les armes en Libye.

7- Du point de vue d’Ankara, l’envoi de troupes hors de son sol obéit à des considérations géostratégiques et géopolitiques plus larges;

8- D’abord, ses intérêts pétro-gaziers. La découverte ces dernières années de gigantesques gisements de gaz offshore en Méditerranée orientale a augmenté l’appétit de la Turquie, importateur net en hydrocarbures.

9- Par la signature du protocole maritime avec la Libye, Ankara veut revendiquer des droits d’exploitation sur des zones riches en hydrocarbures. Plusieurs explorations turques sont d’ores et déjà en cours au large de Chypre. Erdogan voulait agir vite et perturber l’accord sur le gazoduc “EastMed” qui sera signé entre la Grèce, Chypre et Israël le 2 janvier 2020. Long de 2 000 kilomètres, ce gazoduc va s’ajouter à la chaîne d’approvisionnement énergétique de l’Europe par le sud.

10- La Grèce, qui veut bloquer les tentatives de la Turquie d’étendre son influence et son contrôle sur la Méditerranée orientale, a condamné l’accord militaire et maritime entre la Turquie et le GNA.

11- De plus, la Turquie est de plus en plus isolée en Méditerranée, de plus en plus en difficulté économique. 25 milliards de dollars de contrats ont été signés en Libye (route, hôtels, infrastructures et services) mais plusieurs projets n’ont pas été entamés.

12- Sur le plan national, Erdogan est en perte de vitesse au sein de son parti qui a notamment perdu les municipales de 2019. Le président souhaite redorer son blason politique par ce protocole d’accord stratégique avec la Libye et repositionner la Turquie sur le plan régional.

13- Quel est l’impact du déploiement de troupes turques en Libye sur l’Algérie?

14- La déclaration du ministre libyen de l’Intérieur, Fathi Bachagha, « Si Tripoli tombe, Tunis et Alger tomberont à leur tour… » est davantage un appel au soutien au GNA qu’un avertissement réel de risques d’effondrement pour l’Algérie et la Tunisie.

15- L’Algérie, tout comme la Tunisie, soutient une solution pacifique et politique, appuie le travail des Nations Unies, et reconnaît le GNA comme seule autorité légitime. L’Algérie a également un accord sécuritaire avec la Libye.

16- Du point de vue d’Alger, l’envoi de troupes turques pour soutenir le GNA dans la Bataille de Tripoli porte un risque limité. En réalité, ceci change peu la donne sur le plan sécuritaire.

17- Pourquoi? Premièrement, la bataille de Tripoli s’annonce longue et compliquée. Les Turques risquent de s’embourber si celle-ci dure. Le vainqueur de cette bataille ne contrôlera pas nécessairement la Tripolitaine, encore moins l’ensemble du territoire libyen.

18- Deuxièmement, si l’Algérie soutient officiellement la solution politique, les relations du régime avec le maréchal Haftar ont toujours été compliquées. Celui-ci est un homme jugé belliqueux, opposé aux solutions pacifiques, au dialogue politique, qui a systématiquement entretenu une relation ambigüe avec l’Algérie.

19- Sur le plan tactique, si le soutien militaire au GNA accordé par Ankara peut perturber ou affaiblir le déploiement du maréchal vers l’ouest, ceci ne serait pas une mauvaise nouvelle pour Alger.

20- Le déploiement des troupes turques se fera principalement à Tripoli, et non sur l’ensemble de la Tripolitaine. L’impact de la bataille de Tripoli sur le flanc Est algérien reste limité. Même si Haftar venait à contrôler la capitale, sa mainmise sur la partie frontalière avec l’Algérie (sud de la Tripolitaine et l’ouest de la région du Fezzan) n’est pas garantie. D’un point de vue opérationnel, Haftar ne contrôle pas les zones frontalières allant de Ghadames à Ghat en Libye. Par conséquent, sa capacité de nuisance demeure très faible.

21- Sur le plan militaire, l’armée du maréchal Haftar est une addition de milices et de bataillons, souvent mal entrainés avec peu de coordination. Il est invraisemblable que Haftar puisse orchestrer une quelconque opération contre l’Algérie. Ceci marquerait sa mort politique et militaire et ne serait pas accepté par ses soutiens à l’étranger.

22- De plus, sur le plan sécuritaire, l’Algérie a engagé depuis 2013 un déploiement massif de son personnel avec des équipements de haute technologie vers le flanc est (frontière avec la Libye) et Sud (Mali et Niger). La surveillance de cette frontière, du poste frontalier de Debdeb jusqu’au passage du Salvador (frontière Niger, Libye, Algérie), est un enjeu capital de la sécurisation du territoire, surtout depuis le traumatisme de l’attaque de Tiguentourine.

23- Sur le plan politique, les propos du ministre intérieur Libyen et l’annonce du déploiement arrangent les autorités algériennes sur plus d’un point. Ceci permet de perpétuer l’idée d’un environnement hostile et déstabilisateur pour le pays, et justifier des dépenses militaires colossales (environ 6.3% du PIB), sur fond d’un mouvement populaire qui conteste le caractère illégitime du régime au pouvoir et l’instauration d’un État de droit dans lequel le ministère de la Défense nationale rend compte sur ses dépenses.

24- Sur le plan géopolitique, le futur déploiement des troupes Turques, les développements géostratégiques (hydrocarbures) en Méditerranée orientale, et les interférences étrangères en Libye révèlent à quel point Alger, qui prétend incarner une puissance régionale, est retard sur tous ces dossiers.