Kenza Khatto un jour de fête en Algérie Nouvelle (portrait) - Radio M

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Kenza Khatto un jour de fête en Algérie Nouvelle (portrait)

Radio M | 17/05/21 09:05

Kenza Khatto un jour de fête en Algérie Nouvelle (portrait)

La journaliste de RadioM en garde à vue prolongée, incarne l’Algérie mise en lumière par le 22 février (portrait)

Elle y est allée avec ses sandales argentées. D’habitude pour couvrir le Hirak elle met des baskets. En fait, elle était dans l’ambiance de la fête ce vendredi matin. Elle est partie sur un coup de tête, comme pour vivre l’Aïd dehors avec ses collègues ».

La maman de Kenza Khatto parle de sa fille avec le sourire d’une maitresse de maison heureuse d’accueillir du monde un jour de fête, dans son rez-de chaussée de cité ouvrière des hauteurs d’Alger. C’est pourtant le lendemain d’un vendredi de cauchemar. Ou Kenza n’est pas revenue à la maison. Seule à être retenue chez la police parmi les 16 autres journalistes et photographes interpellés – parfois plusieurs fois durant la journée – pour empêcher la couverture des manifestations de ce jour. Brutalisée durant l’interpellation, mise au secret durant 24 heures, privée de ses lunettes de vue cassées, contrainte à minuit passée de mettre son empreinte au bas d’un procès verbal qu’épuisée, elle n’a pas pu lire correctement, auscultée par un médecin en présence – en infraction – d’un officier de la police judiciaire, pourquoi donc cette jeune journaliste au look si avenant, connue, depuis deux années de Hirak, par les policiers d’Alger centre en charge de la presse, a-t-elle déclenchée un tel emballement répressif ? Aucune réponse claire n’émerge.

Jusqu’à et y compris après sa rencontre, ce dimanche avec son avocate principale, Me Zoubida Assoul, au commissariat ou sa garde à vue a été prolongée au delà des 48 heures. La DGSN, revancharde contre les médias électroniques après la diffusion, l’autre vendredi, de la vidéo de la répression policière du manifestant sexagénaire à la fin de la marche au Ruisseau ? Pourquoi Kenza en paierait elle le tribu ? Peut être à bien y regarder parce qu’elle incarne ce qui perturbe le plus les autocrates de tout poil, sécuritaires et politiques : jeunesse, éthique, ouverture, engagement, compétence. Un échantillon scintillant de l’esprit du 22 février. Genre féminin. Supplément d’âme Kenza est d’abord une présence. Tonitruante, attentionnée, empathique. Elle a l’enthousiasme communicatif. Le questionnement aussi. Le bruit de fond des réseaux sociaux arrive souvent en salle de rédaction par elle. A l’affut des tendances naissantes « qui ne nous veulent pas du bien » sur facebook.

Elle avoue volontiers qu’elle est encore en phase d’apprentissage. Apprendre à faire le tri dans le flux des publications et des informations. A recouper et analyser sans se laisser polluer par le brouhaha. Le bruit pourtant s’est, souvent, elle qui le produit. Les éclats de rire de Kenza n’ont d’équivalents que ses chutes en abimes. Comme le 15 septembre 2020 lorsqu’elle s’effondre dans le grand escalier de la cour d’Alger étranglée par l’émotion après la condamnation de Khaled Drareni en appel à deux ans de prison ferme. La hogra l’écorche. A vif. Celle des mâles dominants en particulier. A la rédaction, elle est la plus attentive aux petits comportements machistes « ordinaires ». Ulcérée au lendemain de l’homicide de Tin Hinan Laceb, la journaliste de la télévision publique tuée par son mari.

En pointe dans la campagne contre les féminicides. Kenza Khatto a appris à sublimer son hypersensibilité dans son métier. Ses meilleurs reportages racontent la misère du monde avec le supplément d’âme sans lequel le journalisme ne serait plus un art. L’injustice surtout. Comme à Khenchela en janvier dernier où elle a mis, comme personne, la lumière sur la tragédie, Yassine Mebarki militant hirakiste condamné à 10 de prison en première instance pour « atteinte à l’islam », peine réduite à une année ferme en appel.

Le visage de l’autre Algérie

Kenza Khatto est la ressource journalistique idéale pour un rédacteur en chef. A l’aise à l’écriture d’articles autant qu’à la captation des directs sur le terrain avec ses risques, elle est une professionnelle complète, capable également de réaliser le montage de ses propres rushs et de présenter des émissions en plateau. Elle dispose naturellement de l’insolente facilitée de communication des Algériens masqués avant l’avènement du Hirak, et révélée depuis. Elle en est devenue un des visages, toujours souriant, en le couvrant sans cesse depuis deux ans.

Kenza Khatto, tout comme avant elle, Khaled Drareni est bien plus qu’une journaliste témoin de l’actualité. Elle est une conscience aigue de son temps. De celle qui pourchasse les censeurs dans leur sommeil tous les lendemains de vendredi bleus. Elle a été, dans le réseau « Sma3na », un des piliers de la campagne pour la libération de Khaled Drareni puis des autres journalistes poursuivis ou incarcérés, comme récemment Rabah Kareche correspondant de Liberté toujours en détention à Tamanrasset. L’acharnement policier contre Kenza, en sandales de fête un jour d’Aïd, ne peut finalement avoir que cette motivation inexprimée : s’emparer, dans une quête d’exorcisme, d’un totem de liberté, une jeune ambassadrice de l’autre Algérie. Celle qui mélodieusement scande la fin d’une époque.

El Kadi Ihsane