Sans Gaïd Salah, l’ANP revient à la délibération de 2018, sans chef politique - Radio M

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Sans Gaïd Salah, l’ANP revient à la délibération de 2018, sans chef politique

Radio M | 04/12/20 17:12

Sans Gaïd Salah, l’ANP revient à la délibération de 2018, sans chef politique

Par El Kadi Ihsane

En conduisant Abdelmadjid Tebboune à la présidence, l’armée algérienne espérait pouvoir reconstruire une façade institutionnelle civile pour sauver son système. Tout parait à refaire.

Le premier anniversaire de « l’élection » de Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la république le 12 décembre 2019 est un chaos. Inutile de s’y attarder. L’impasse institutionnelle ressemble en surface à celle de la fin de l’année 2018. Faut-il poursuivre avec le même président ou faut-il changer ? 

La question est posée pour la poursuite du 1er mandat de Abdelmadjid Tebboune, au mieux durablement diminué, comme pour Abdelaziz Bouteflika hors service durant son quatrième mandat. Les appels se sont multipliés ces dernières semaines en direction des « décideurs » de l’ANP afin de s’emparer de cette opportunité pour sortir de la feuille de route mise en place il y’a un an et considérer sérieusement les revendications du Hirak pour une transition démocratique.

Le dernier est celui de Abderrahmane Hadj Nacer, ancien Gouverneur de la Banque d’Algérie, dans l’émission Off Shore de Radio M, qui préconise « un conseil des sages » pour préparer un retour à un processus institutionnel dans des conditions équitables. Ces interpellations – Mohcine Belabes et Zoubida Assoul appellent à un dialogue national préalable – impliquent toutes d’envisager au moins une suspension de la feuille de route Tebboune, avant l’avènement d’une autre solution institutionnelle.

L’ANP, seule maîtresse à bord à l’inverse de 2018 où elle devait prendre en compte les volontés du clan présidentiel, serait confinée désormais à prendre des initiatives à minima pour gagner du temps. L’équivalent en quelque sorte de cette situation de décembre 2018, où Saïd Bouteflika soufflait à Abderezak Makri (MSP) de prolonger le 4e mandat  d’une année durant laquelle se tiendrait une conférence « du consensus national » pour tenter de résoudre la succession à Abdelaziz Bouteflika.

L’option d’organiser de nouvelles élections présidentielles dans un délai rapprochée parait une option faible, sauf aggravation de l’état de santé du chef de l’Etat, mais la tentation d’exhumer notamment les candidats à l’élection de décembre 2019, au cas où, n’est pas exclue non plus. Le nom de Ali Benflis, par exemple, a réémergé de son  purgatoire. Une nouvelle délibération rampante est belle et bien en cours sur le sort de la fonction présidentielle dans le dispositif qui est supposé contenir la revendication populaire pour le changement démocratique.

Le rôle clé de Gaïd Salah

Cette délibération politique produit des « rumeurs » de divergences entre chefs  militaires toujours attachés à l’héritage de Ahmed Gaïd Salah, chef d’Etat major décédé le 23 décembre dernier, d’autres fidèles à Mohamed Mediene dit Toufik,  patron déchu des services de sécurité en détention et bientôt à nouveau en procès, et encore d’autres sensibles, comme l’était Ali Ghediri, à une nécessité d’ouverture politique, mais inaudibles dans le contexte de répression actuelle.

Le fait est donc le suivant. L’ANP n’a plus de leaders suffisamment influents pour déclencher un nouveau cours politique, bon ou mauvais,  comme en 1992 autour de Khaled Nezzar, en 1998 autour du tandem Lamari-Toufik, ou encore comme en 2018 et 2019 avec Ahmed Gaïd Salah.

Au second semestre de 2018, les délibérations se sont étalées plusieurs mois – revoir le témoignage de Louiza Hanoune sur Radio M – et ont débouché finalement sur le choix d’une nouvelle candidature de Bouteflika pour un 5e mandat. Un homme, Ahmed Gaïd Salah, a joué un rôle clé dans ce choix. Comme à la fin 2013, alors que Abdelaziz Bouteflika montrait une incapacité inquiétante à recouvrer ses moyens après son AVC du 27 avril de la même année, le chef d’Etat Major a pesé de son poids grandissant alors, dans le sens du maintien de Bouteflika à la tête de l’Etat.

En 2018, sa voix était encore plus prépondérante, son rival, le général Toufik, puissant patron du DRS et réservé sur le 4e mandat, ayant été mis à la retraite en septembre 2015. Les noms – Ramtane Lamamra, Abdelaziz Belkhadem, Ahmed Ouyahia –  qui avaient circulé au dernier trimestre de l’année 2018 pour être les candidats du système adoubé à la fois par le clan Bouteflika et par l’ANP, n’ont pas réussi à faire l’unanimité. Comme en 2013 lorsqu’il s’est agit de Abdelmalek Sellal, alors premier ministre, ou de Abdelghani Hamel patron de la DGSN, le véto de Gaïd Salah fermait la porte à une succession « négociée ».

Fermeture d’autant plus aisée que Saïd Bouteflika n’envisageait pas sérieusement de « trahir » la promesse faite à son frère ainé de l’aider à rester à vie dans la fonction présidentielle. Le consensus caché était celui de la continuité. Il a « fonctionné » au long du 4e mandat confortant la position de Gaïd Salah qui, à partir de mai 2018, va  s’emparer de l’affaire de la cocaïne du port d’Oran pour éliminer tous ses pairs à la tête de l’ANP, et consolider sa position de chef politico-militaire en face d’une institution présidentielle de plus en plus faible.

Expérience de mort imminente

C’est cette configuration hiérarchique qui manque aujourd’hui à l’ANP pour délivrer une nouvelle délibération dans un contexte ressemblant à celui de 2018.  La façade civile du pouvoir est en confettis et l’armée n’a pas en décembre 2020 à sa tête un « chef politique » pour construire une nouvelle décision consensuelle intra-système. 

Conséquence, c’est sur le dernier arbitrage rendu par Ahmed Gaïd Salah que semble se maintenir la trajectoire décisionnelle de l’ANP.  Traduite concrètement, la doctrine Gaïd Salah, signifierait que l’ANP soutiendrait, faute de nouvel arbitrage, un premier mandat de Abdelmadjid Tebboune aux allures cliniques et politiques d’un 5e mandat de Bouteflika.

En réalité rien n’est moins sûr.  Il n’y a pas, d’une part, de pacte fort entre Tebboune et Chengriha comparable à celui entre Bouteflika et Gaïd Salah.  Il existe d’autre part, l’expérience du 22 février qui montre toutes les limites de la doctrine de la continuité coûte que coûte. Il y’a surtout l’onde gravitationnelle du mouvement populaire qui empêche de faire comme si le Hirak n’était plus là. Il est toujours là.

La haute hiérarchie de l’ANP ne peut pas l’ignorer. Mais cela ne suffit pas. Face au déferlement populaire, Ahmed Gaïd Salah a changé de cap à 180 degrés. Il s’est bien retourné contre le clan Bouteflika et l’a livré au Hirak pensant le calmer avec ce scalp prestigieux, lorsque le peuple revendiquait qu’on lui restitue le droit exclusif de la délibération politique.

Qui peut aujourd’hui dans l’ANP tirer les conclusions de la situation d’impasse qu’elle a générée et porter une rupture avec la feuille de route politique de Ahmed Gaïd Salah ? Il reste une autre option. Que cette rupture vienne de l’extérieur de l’ANP. Un Abdelmadjid Tebboune convalescent peut il engager un baroud d’honneur pour la postérité en mettant en place un vrai processus de sortie de crise politique par le haut ? Après tout Abdelaziz Bouteflika a fini par le faire sous la pression du Hirak en tentant de céder le pouvoir après une conférence nationale souveraine.

Scenario utopique dans le cas de Tebboune ? Personne ne sait comment l’on sort d’une EMI politique, une expérience de mort politique imminente.

Ihsane El Kadi directeur pôle éditorial  Maghreb Emergent, Radio M  à Interface Médias SPA