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Blog⎜La révolution, le martyr et l’avenir

Amine Khaled | 04/07/22 23:07

Blog⎜La révolution, le martyr et l’avenir

Comme toute chose périssable, une Révolution peut-elle vieillir ? Au rendez-vous des célébrations décennales, elle est convoquée au gré des humeurs présentes. La Révolution se met à la table des incertitudes du moment, quand elle n’est pas mobilisée en morphine mémorielle afin d’endormir les espérances d’émancipation encore vivaces.

Par Amine Khaled

À soixante ans, un homme ou une femme cherche la paix avec ses cheveux gris, c’est ce que Victor Hugo appelle « la jeunesse de la vieillesse ». C’est un moment de l’existence où, subrepticement, le souvenir s’éclaire de lumières heureuses comme un paradis lointain, réel ou réinventé. C’était mieux avant, telle est la phrase-balise qui sépare la vie et ses espérances des batailles révolues. Tout narrateur du passé veut ainsi conclure une œuvre dont il sait que la fin n’est pas forcément un aboutissement.

Il en va de même dans la vie des nations. Mais que représentent soixante ans dans la vie d’une nation ? Si l’on admet que l’histoire ne se mesure, pour être mieux appréciée, que dans son long cour, l’Algérie contemporaine, qui célèbre ses six décennies d’indépendance, n’en finit pas d’émerger.

La période actuelle met en lumière tous les attributs d’une société au stade de sa jeunesse, dans ses élans et son attachement aux idéaux portés par sa lutte pour l’indépendance. Les séquences de l’histoire récente nous disent aussi combien les idéaux proclamés, assumés, portés et défendus partout en Algérie ne seront pas des vœux qu’un génie viendrait exaucer, à peine sorti de la lampe d’Aladin.

Peuple marcheur, les Algérien·ne·s, à défaut de projection dans des horizons perceptibles, savent qu’il y a un passé qui les poursuit et les accompagne, une histoire nébuleuse qui souvent déborde les visées d’avenir. Il n’y a qu’à voir lors du salutaire mouvement populaire de 2019, comment le(s) récit(s) d’hier vien(nen)t prendre place au milieu des revendications pour un avenir meilleur.

Cet appel au peuple comme acteur et témoin, d’une part, et le martyr comme parangon de dévouement pur et absolu, d’autre part, n’ont cessé d’être les piliers d’échafaudage sur lesquelles est posé le manège politique en Algérie.

Les pancartes et les slogans rappelant les faits, les personnages et les mots d’ordre puisés dans la lutte pour l’indépendance sont portés par des citoyens de classes sociales et de sensibilités diverses. Le tout converge vers une aspiration à une citoyenneté pleine et entière, toujours en construction.

L’image d’Epinal dont jouissent les figures disparues de la guerre d’indépendance agit par effet de contraste avec une classe dirigeante désignée, corrompue et fossoyeuse d’une promesse de libération entière de l’individu dans le sillage de celle de la terre. Frantz Fanon, en esprit visionnaire, célébré mais peu entendu, avertissait de cette illusion à la veille de l’indépendance : « Une authentique libération nationale n’existe que dans la mesure expresse où l’individu a amorcé irréversiblement sa libération ».

La force motrice de ces évocations souligne combien la guerre d’indépendance algérienne représente encore un puissant levier de mobilisation par le symbole, et combien la Révolution comme moment historique décisif – et avec elle, la figure du martyr – reste un « totem » national bien plus efficace dans son usage politique que ce que peut représenter, par exemple en France, la figure du résistant martyr de la deuxième Guerre Mondiale.

Si du côté de la classe dirigeante le recours au souvenir de la guerre d’Indépendance constitue le fil rouge du discours envers et sur la nation algérienne (mobiliser la masse et discréditer toute voix dissidente), il l’est tout autant pour les oppositions politiques, qui puisent dans cette évocation afin de stigmatiser – à peu de frais – ceux qui gouvernent, forcément « salis » par l’exercice du pouvoir, quand bien même étaient-il auréolés d’un passé de valeureux combattants. L’usage de la figure du « martyr » est au discours politique algérien ce que le pain bénit est à la main du curé : un rite renouvelé, mais jamais altéré.

La tentation algérienne au lendemain de l’indépendance était de sanctifier sa Révolution et son caractère plébéien (« La révolution par le peuple et pour le peuple » est un slogan longtemps accroché au fronton des mairies). Comme si le symbole pouvait à lui seul nourrir les masses précarisées à l’extrême et dépossédées d’elles-mêmes par la longue nuit coloniale.

Au fil des années et des décennies, des marches et des reculades dans la construction de la nouvelle Algérie, la sacralisation de la figure du martyr a pris le pas sur l’idée d’émancipation. Cela peut paraître paradoxal s’agissant d’une expérience révolutionnaire qui, depuis ses premiers balbutiements au début des années 1930, s’est construite et résolument revendiquée au nom des classes populaires les plus atteintes par la brutalité coloniale. Même le passage décisif à la lutte armée a été déclenché par une jeune garde au grand dam d’une classe politique accusée d’embourgeoisement et de division. « Peuple algérien, vous qui êtes appelés à nous juger… », ainsi commence l’appel du 1er novembre 1954. Cet appel au peuple comme acteur et témoin, d’une part, et le martyr comme parangon de dévouement pur et absolu, d’autre part, n’ont cessé d’être les piliers d’échafaudage sur lesquelles est posé le manège politique en Algérie.

Comme toute médaille a son revers, la Révolution agit sur ceux qui gouvernent comme un boomerang. Le procès en infidélité aux idéaux de Novembre a souvent été un levier de critique efficace pour rappeler leurs écarts au Parti, à l’Armée et à tous les puissants du pays.

En 1974 déjà, une nouvelle de l’écrivain arabophone Tahar Ouettar (1936-2010), Les martyrs reviennent cette semaine, a posé les termes d’une équation qui perdure jusqu’à nos jours. L’auteur dépeint l’émoi d’un village quand ses habitants apprennent, par la bouche d’un des leurs – qui n’a fait que rêver – la nouvelle d’un retour imminent des martyrs de la guerre de libération. Tout l’ordre établi depuis l’indépendance se trouve bouleversé. Les mensonges, les trahisons, apparaissent au grand jour, et la carapace de la « légitimité historique » tombe sous le soleil des injustices.

Comme toute chose périssable, une Révolution peut-elle vieillir ? Au rendez-vous des célébrations décennales, elle est convoquée au gré des humeurs présentes. La Révolution se met à la table des incertitudes du moment, quand elle n’est pas mobilisée en morphine mémorielle afin d’endormir les espérances d’émancipation encore vivaces. Gageons que, par ce qu’elle a éteint des morsures du passé, elle demeure un antidote pour les égarements à venir. Quelques mois avant sa mort en 1989, l’écrivain et grande conscience algérienne, Mouloud Mammeri, confia au journaliste Tahar Djaout : « Quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que mon peuple ira ».