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Bâtiments intemporels, architecture et Urbanisme pour l’Algérie du 21e siècle (contribution)

Radio M | 27/05/21 14:05

Bâtiments intemporels, architecture et Urbanisme pour l’Algérie du 21e siècle (contribution)

Par Nadir DJERMOUNE ; architecte/urbaniste université de Blida

Un appel, sous forme d’alerte, pour la sauvegarde du bâtiment de l’ancienne minoterie situé sur la rue Tripoli à Hussein Dey, Alger est récemment lancé sur les réseaux sociaux[1]

L’argument avancé par les lanceurs d’alerte est centré essentiellement sur ce qui est désigné par « la mémoire du lieu », ou encore sur le caractère « historique » du bâtiment.  Or, la « mémoire du lieu » constitue un discours avec des connotations idéologiques qui peuvent être contradictoires. Il peut même être contreproductif auprès de ceux et celles qui ont décidé sa destruction et qui doivent avoir un argumentaire plus technique à opposer.

Un objet n’a pas de mémoire. Ce sont les personnes, les habitants, ceux et celles qui ont, un moment ou un autre dans leur histoire personnelle, côtoyé cet édifice ou ce quartier qui peuvent avoir de la mémoire et qui est forcément sélective.   Ils/elles peuvent alors évoquer cette mémoire pour la préservation de cet édifice ou …sa destruction. Les deux positions restent légitimes du point de vue de la « mémoire ».  Car celle-ci est à géométrie variable.

Si on fait appel aux avis des citoyens, chacun évoquera sa « mémoire » ou son sentiment du moment. Si en revanche on fait appel aux experts, architectes, urbanistes, historiens, archéologues, patrimonialistes…il faut des critères clairs nets et précis ! Que représente ce bâtiment pour le patrimonialiser ?  S’agit-il d’une restauration, d’une réhabilitation, d’une requalification ou d’une restructuration ?

Le seul argumentaire pour un débat objectif est la valeur de tout objet culturel matériel ou immatériel qui permettrait sa patrimonialisation ; valeur d’abord esthétique, architecturale et urbaine quand il s’agit comme ici d’un bâtiment ; valeur ensuite symbolique, s’il en a une, car un édifice peut être patrimonialisé pour cette seule valeur significative.

C’est cette problématique du patrimoine que pose ce débat et qui se situe dans un moment de célébration officielle du mois du patrimoine, en cours ce mois de mai. C’est cette question qu’on tentera d’élucider à travers ce cas architectural et urbain qui a émergé dans le débat.  

Constructions anciennes et l’enjeu patrimonial.

L’intérêt pour l’architecture, l’urbanisme et les constructions anciennes, à la fois dans les études et la pratique contemporaine, vise en premier lieu à favoriser la création de sites et de bâtiments qui s’harmonisent avec la culture et la tradition de chaque lieu et qui poursuivent un plus grand respect de l’environnement urbain et territorial. Il consiste aussi, en cette période de crise, à chercher des réponses, en général, aux principaux défis auxquels nous sommes confrontés.

En effet, l’époque contemporaine connait une grande crise qualifiée d’environnementale et d’écologique. Elle se caractérise par de grands déséquilibres territoriaux et un développement inégal entre les zones urbaines, périurbaines et rurales.  Les villes grandissent sans limites et occupent d’une manière effrénée et aléatoire de grandes surfaces territoriales.  

Ces pratiques d’aménagement conduisent à une forte dépendance vis-à-vis des transports, notamment la voiture privée et à la génération croissante de déchets et d’environnements toxiques. Au niveau de la forme urbaine, cette crise se traduit par une grande dissolution d’espaces publics destinés à favoriser les échanges et la coexistence, où la notion même de rue, colonne vertébrale des villes, est remise en question. Ces lieux, comme éléments structurants, sont encore largement négligés dans la plupart des nouveaux développements urbains.

C’est en l’occurrence par cette problématique claire et tangible que les experts, architectes, urbanistes, universitaires…spécialistes du patrimoine, peuvent jouer leur rôle de lanceurs d’alertes et sensibiliser les citoyens à prendre conscience de la chose publique, des enjeux urbains et de la question de l’histoire de l’architecture et de la ville algérienne. Cette crise va au-delà de la vision culturaliste, souvent présente et dominante dans la question patrimoniale et qui ne voient dans le patrimoine ancien que l’expression d’une identité culturelle, d’où les interprétations souvent idéologiques. Ça relève aussi d’un débat citoyen et politique. Mais pour saisir cette crise dans son amplitude, il faudra la placer dans une crise plus large, celle de la modernité, ou plus particulièrement celle du « modernisme ».

Modernité, modernisme et le patrimoine.

La pratique urbaine et architecturale contemporaine est connue pour son modernisme. Il y a cependant une nuance à faire entre « modernité » et « modernisme ».

Le premier terme a une signification chronologique, c’est à dire qu’on est moderne dès que toute création s’inscrit dans le contexte du moment et répond aux exigences du développement des forces et de rapports de production en cours.  Le deuxième, en revanche, est une idéologie qui a accompagné l’utopie urbaine et architecturale introduite par la révolution industrielle du 19° siècle et son corolaire le capitalisme.

La confusion des termes découle de la revendication du « modernisme » d’incarner la seule forme légitime de modernité, à savoir sous la forme de ce qui appelé « mouvement moderne ».

En effet, Le 20° siècle est dominé par les thèses du « mouvement moderne » qui, Jusqu’à présent, n’est pas parvenu à créer un village ou un paysage urbain acceptable en Algérie ou ailleurs.Il ne construit pas des villes ou des villages au sens conventionnel du terme. Oscar Niemeyer, par exemple, a réussi à créer des chefs d’œuvre selon les critères de cette utopie technologique, mais à Constantine et à Alger-Bab Ezzouar, il n’a conçu que des objets isolés. 

Les bâtiments modernistes, ne sont pas à proprement parler de l’architecture, mais des assemblages de matériaux de construction synthétiques. Les zones résidentielles, les zones commerciales, les zones culturelles et les zones industrielles ne sont que des zones de stockage monothématiques pour les bâtiments fonctionnels et utilitaires non durable, sans rapport avec le lieu, le climat, le sol, l’altitude, c’est-à-dire aux conditions définissant les traditions constructives.

L’Algérie est rentrée dans cette modernité par « effraction », pour reprendre un terme utilisé par l‘architecte Mohand Larbi Marhoum. Elle a connu, selon Mohamed Harbi[1], « une modernité bâtarde » dans la mesure où le capitalisme colonial a totalement détruit les anciennes structures sociales, économiques, urbaines et territoriales sans construire de nouvelles. Les structures modernes édifiés tout ce temps-là furent destinées, exclusivement, à la minorité coloniale. Les algériens-ennes furent contraints à un repli territorial et culturel avec une atroce régression économique et sociale.

Quand l’Algérie a conquis sa liberté et son indépendance, elle a hérité de cette modernité, mais surtout de ce « modernisme » engagé dès le lendemain de la guerre 45, comme matrice pour son développement futur. S’est étendu, pour utiliser un autre concept, une modernité « inégale et combinée ». Inégale vis-à-vis des autres régions du monde qui ont connu le même processus, qui se combine avec un héritage dévoyé et clairsemé.    

L’Algérie indépendant s’est donc édifiée en reprenant, par défaut, les programmes et les thèses des « amis de Le Corbusier », reprises par De gaule dans ce qui est connu par « le plan de Constantine » de 1958. Ce sera essentiellement le contenu des programmes des PUD (plan d’urbanisme directeur), les lotissements et les ZHUN (zones d’habitat urbain nouvelles) qui se poursuivent aujourd’hui dans les « villes nouvelles », les programmes de logement « AADL ». Même le programme des « villages socialistes » était une reprise du « programme de 1958 » destinés aux paysans algériens pour atténuer de leur revendications légitimes qui se sont déplacées désormais vers le terrain politique et militaire pour l’indépendance.

Le patrimoine comme matrice à la crise.       

La question du patrimoine ne peut donc faire abstraction de cette histoire urbaine et architecturale. La ville d’Alger, à l’instar de toutes les villes algériennes et partout dans le monde vit en ce 21° siècle cette crise environnementale. Elle se traduit par un déploiement urbain et territorial, avec son lot de déplacements de d’échange qui nécessite des infrastructures routières qui déstructurent le territoire. C’est aussi un

développement urbain avec l’émergence de nouveaux bâtiments flambant neuf, de nouveau quartiers résidentiels, des équipements sportifs et universitaires mais isolés les uns des autres. Certains projets sont certes réussis et n’ont rien à envier aux bâtiments postmodernes qui émergent dans le monde.

Le problème est donc structurel à l’échelle urbaine comme à l’échelle territorial.

C’est de ce point de vue que la ville ancienne réellement existante avec son histoire, son patrimoine constitue un substrat et une matrice en mutation capable de contenir les exigences de le la ville d’aujourd’hui sans grande perturbation du territoire.

Mais pour interpréter cette matrice et en faire un patrimoine dynamique, capable d’affronter les exigences d’aujourd’hui, il faudra situer les enjeux de chaque partie et de chaque moment de cette ville. La question du patrimoine se pose différemment selon qu’on se situe dans la Casbah, la partie du 19° siècle ou son ancienne périphérie. Nous pouvons énumérer :  

  1. Le patrimoine de la Casbah avec une forte charge symbolique pour la ville voire pour toute l’Algérie.  La restauration de son bâti et la réhabilitation de son tissu est fondamental, quelque-soit son état de délabrement et qui peut aller jusqu’à sa réhabilitation à l’identique, comme ce fut le cas pour Varsovie, la capitale polonaise complètement détruite lors de la guerre 45.
  2. La ville du 19° siècle, vu la cohérence, la rationalité de son tissu et la qualité de son architecture, nécessite une consolidation.
  3. Il y a enfin les quartiers, initialement périphériques, qui connaissent aujourd’hui (ou depuis le 20° siècle) une mutation chaotique. Ils ont subi une urbanisation « moderniste », sans tenir compte du tissu. Celui-ci a émergé initialement comme un tissu bâtard, destiné à recevoir des bâtiments et des activités diverses, essentiellement industrielles, commerciales, des usines, des petits entrepôts, les abattoirs, le commerce de gros, des casernes…etc. Ce qui s’est traduit par une juxtaposition de lots et ilots à dimensions diverses et un tissu hétérogène.

Le passage de ces zones vers des centralités urbaines tarde à venir. La tentative de le faire, par exemple, pour le quartier « El Hamma-Belouizdad » n’a pas abouti.  Aujourd’hui, le bâtiment de l’hôtel Sofitel, la bibliothèque nationale attendent, orphelins, la suite de la structuration annoncée. Se pose alors la question d’une restructuration, d’un renouveau ou d’une table rase du tissu.

La ville d’Hussein Dey connait la même histoire. Son tissu est aujourd’hui envahi par des bâtiments à forte centralité urbaine, tant résidentielle qu’administrative ou commerciale. Son tissu, rues, parcelles, ilots, dans son état actuel ne peut contenir cette centralité. C’est dans ce cadre que le bâtiment de la minoterie, point de départ de cette discussion, peut être appréhendé pour récupérer son potentiel architectural au service d’une ville revue et corrigée pour les exigences d’aujourd’hui.

Le bâtiment en question ne représente pas une architecture spécifique. C’est une architecture dans la norme du 19° siècle, destiné à une activité semi industrielle dans un tissu urbain naissant ; Façade néo-classique avec une architectonique néo-mauresque. C’est aussi notre patrimoine.

L’architecte Anis Mezoued[1] a, de ce point de vue, raison de ramener la problématique au niveau urbain. Toutefois la mutation urbaine que connait la ville d’Alger dépasse les limites des anciens centres.  

Nadir DJERMOUNE, architecte/urbaniste- enseignant-chercheur, institut d’urbanisme et d’architecture-université de Blida


[1] Voir la pageCitizen Inventory of Heritageet la revue Vies de Villes ;

[2] Voir les 23 entretiens thématiques de M. Harbi dans  https://www.syllepse.net/syllepse_images/mohamed-harbi–me–moires-filme–s–sommaire.pdf?fbclid=IwAR3gTjLLK1lV0sF8o71nvSw5-v6ssHpAZGiJWwKlwLS685q7sg82mZeaLjo;

[3]MEZOUED, Aniss M, « Pourquoi faut-il sauver la minoterie de Hussein Dey ? » In, https://blogs.mediapart.fr/aniss-m-mezoued/blog/160421/pourquoi-faut-il-sauver-la-minoterie-de-hussein-dey?utm_source=facebook&fbclid=IwAR2OQu4qdrhNNmjXxjIz_Ssol0jB5qa9wn4wrR9uD-3v6Uwa5vnuQTMD6EE;