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Ali el Kenz ou le rire tragique

Radio M | 03/11/20 03:11

Ali el Kenz ou le rire tragique

Par Ahmed Cheniki

L’ami, le grand sociologue Ali el Kenz vient de décéder. Un grand homme dans tous les sens du terme. Il a touché à tout. Un homme de et à principes. Après avoir enseigné à Alger et formé de très nombreux étudiants, il part dans les années 1990 enseigner à Tunis puis à l’université de Nantes, il était considéré comme l’un des meilleurs professeurs de cet établissement. Je ne l’ai plus revu depuis ses rencontres à Tunis en 1994. Je republie ici ce texte que je lui ai consacré, il y a quelque temps. Allah Yarhmou:

Il faisait quelque peu froid, ce jour pourtant ensoleillé du mois de novembre, tout le monde parlait du climat capricieux et changeant, mais aussi de la situation politique d’un pays voguant entre lame et lamelle, les incertitudes d’un quotidien marqué par les nombreuses disparitions de harragas en mer, ces Algériens que beaucoup semblaient oublier, de ces affaires de corruption, d’arrestations, d’un Nobel considéré comme « inutile », de tout sauf de ces intellectuels qui ne sont pas aussi silencieux qu’on ne cesse de l’écrire, même si leur voix semble inaudible.

C’est vrai que les intellectuels sont une proie facile. Déjà, durant la colonisation, ils étaient l’objet de la suspicion des autorités coloniales et du mouvement national, alors qu’ils avaient, nombreux d’entre eux, souvent pris les devants du combat anticolonial. « N’est pas intellectuel qui veut », nous disait déjà Ali el Kenz, qui estimait, nourri de Gramsci et d’Althusser, que l’intellectuel produit un savoir tout en étant au milieu de la mêlée sociale.

Être universitaire bardé de diplômes ne suffit pas. Il prend position. Kateb Yacine, par exemple, souligne avec force Ali el Kenz, avait dès l’âge de 17 ans pris fait et cause dans une conférence donnée à la salle des sociétés savantes, pour l’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie.

Ali qui n’arrêtait pas de sourire, avec un rictus teinté de colère et d’une singulière douceur, passionné de littérature, ce n’est pas pour rien qu’il anima depuis très longtemps une page consacrée à la littérature dans Algérie-Actualité : « Kateb est l’incarnation de l’intellectuel engagé, celui qui dit la société et le monde. Son choix de faire un théâtre politique à partir de 1970 correspondait à son discours et à ses attitudes politiques et intellectuelles ». « Aliouet », pour ses amis, devint trop sérieux, alternant voix basse et voix haute, comme découplées, son visage s’illuminant subitement, tapotant de sa main droite sur une table en bois, s’alarmant de la situation politique et sociale d’un pays qui semble sans boussole, vivant au jour le jour.

Assumant son engagement à gauche dans un monde où les reniements sont légion, ce brillant sociologue, grand érudit devant l’éternel, touche à tout : littérature, cinéma, politique.

Evoquer Ali el Kenz, c’est forcément parler du vécu des « intellectuels » algériens, de leurs pérégrinations, de belles choses et aussi de moins belles. Ali est de ceux qui savent ce qu’ils font, où ils vont, sans se soucier des reconnaissances officielles ou des arguments sonnants et trébuchants distribués par ceux qui ont le pouvoir de posséder l’argent public. C’est vrai que de tout temps, les gouvernants ont eu leurs thuriféraires, leurs lettrés attitrés affublés parfois du titre d’écrivains et d’intellectuels. Comme ces porteurs de valises de ministres ou ces bouffons du roi qui mangent, insatiables, à tous les râteliers.

El Kenz est un homme à principes, ayant des idées et des opinions bien construites sur les choses de ce monde. Assumant son engagement à gauche dans un monde où les reniements sont légion, ce brillant sociologue, grand érudit devant l’éternel, touche à tout : littérature, cinéma, politique.

C’est ce qui fait la singularité de cet homme qui a, malgré lui, quitté l’Algérie pour la Tunisie avant de s’installer en France, à l’université de Nantes.

Libre penseur, même s’il paraît de plus en plus marqué par une trop grande prudence, il prend le risque d’aller au-delà du discours dominant en publiant des textes trop peu conformistes, comme ce texte-clé, « L’économie de l’Algérie », paru chez Maspero, usant du pseudonyme, Tahar Benhouria qui n’en est pas le premier.

Déjà, Hocine Lotfi, un autre pseudo, permettait aux lecteurs d’Algérie-Actualité de la fin des années 70, de voyager dans les limbes du savoir et du monde singulier des grands auteurs. Tout le monde savait à l’époque que c’était lui. Il ne semble pas trop séduit par les postes ministériels. Belaid Abdesselam lui aurait proposé un portefeuille dans son gouvernement, il aurait décliné l’offre. Ces strapontins sont faits pour les autres.

Ali s’arrêta un moment de parler, me fixa longuement, puis se mit à chantonner avec un accent skikdi, houita, dit-on à l’Est, qui ne l’avait jamais quitté, il lança tout de go : « je n’ai jamais été intéressé ni impressionné par les postes de responsabilité, j’estime que ce qui devrait intéresser le chercheur, c’est le questionnement du terrain, pas les strapontins du pouvoir politique. ». Tout est dit, même si certains de ses amis ont occupé des postes ministériels, Liabès, par exemple. « Chacun est libre », me lança-t-il. Est-ce un clin d’œil à l’idée de liberté et de responsabilité de Jean-Paul Sartre ? Je n’ai pas osé lui poser la question, mais Ali est un homme libre qui a un sens très aigu du plaisir de la lecture.

Il fréquentait les couloirs d’Algérie-Actualité, proposant des lectures critiques d’auteurs et de textes, réunis dans un ouvrage paru aux éditions ENAL, en 1985, « Les maîtres penseurs. Notes de lecture ».

L’équipe de l’hebdomadaire appréciait énormément ces intrusions ludiques de Ali et d’autres intellectuels qui venaient discuter et proposer leurs textes, Mostefa Lacheraf, Abdelmadjid Meziane, Abdelkader Djeghloul, Habib Tengour…

L’ayant rencontré pour la première fois en 1980, à la rue Hamani (ex-Rue Charasse), en compagnie de Djillali Liabès, à la veille d’un reportage que je devais réaliser à El Hadjar pour le compte d’Algérie-Actualité, il m’a permis de mieux comprendre le fonctionnement du complexe sidérurgique. Il était le grand spécialiste de la sociologie industrielle, un fin connaisseur du fonctionnement de l’ex-SNS, un homme de terrain. C’est ainsi que j’ai pu découvrir ce que j’appelle depuis ce reportage le « syncrétisme culturel paradoxal », univers disséminé, diffus, juxtaposant paradoxalement deux ou plusieurs formes et expériences.

N’arrêtant jamais d’écrire, il publie énormément, tout en donnant ici et là des conférences, trop porté par les questions arabes et palestiniennes à tel point qu’on ne cesse de lui coller l’absurde étiquette de baathiste. Il n’en a cure. Son délit, c’est peut-être de connaître fort bien le monde arabe et d’avoir une position claire par rapport à la question palestinienne. Son admiration sans bornes d’Hugo Chavez a parfois dérangé. Mais cela va dans le sens de ses idées. El Kenz reste un véritable intellectuel, producteur de savoir, qui ne se limite pas uniquement, comme beaucoup d’universitaires, à reproduire un savoir déjà là, mais à donner à voir de nouvelles combinaisons.

Il s’engage dans la cité, comme d’ailleurs Pierre Bourdieu, Edward Said et Sami Nair. Rien ne lui est étranger. Il reprit la parole, avec une certaine colère, en évoquant des intellectuels courageux qui avaient pris le risque de dénoncer l’arbitraire, notamment dans les pays arabes. « Oui, de nombreux intellectuels qui ont osé braver la censure ont fini dans les prisons ou l’exclusion, l’exil. Je pense à H’sin M’roua, Mehdi Amel assassinés pour leurs idées, d’autres exilés comme Mahmoud Amin el Alem, Tayeb Tizini et de nombreux autres. La question ne se pose pas en termes d’appartenance ethnique ou régionale, mais par rapport aux idées que défend l’un ou l’autre. ».

Grand lecteur devant l’Eternel, El Kenz sourit encore, malgré la colère, et se mit à évoquer la question de la langue et de la littérature en partant de l’aspect littéraire : « La langue est lieu et enjeu de luttes, elle ne peut-être réduite à un corps sans vie, figée, elle est dynamique. Les questions linguistiques sont tout simplement l’expression d’enjeux politiques et idéologiques. La langue arabe de Son’Allah Ibrahim, El Ghittani, Nadjib Mahfouz est différente de la langue utilisée par Taymour ou El Manfalouti. La langue, dans les deux cas, est investie d’un contenu politique et idéologique correspondant à la métaphysique de chaque écrivain. Kateb avait parlé, à propos de la langue française, de butin de guerre. ».

C’est cette liberté de manœuvre, propre aux grands penseurs, qui a permis à Ali el Kenz de produire une analyse très fine et rigoureuse des espaces intellectuels arabes et de comprendre, avant les autres, les secousses et les violences marquant la société algérienne.

Puis un silence, pesant, marqua le paysage, il reprit vite la discussion lui qui a énormément abordé les questions culturelles, depuis son passage à l’université d’Alger, puis au CREAD (Centre de recherches en économie appliquée au développement), en passant par Tunis 1 et l’université de Nantes et à l’université de Princeton comme professeur invité. Il ne pouvait ne pas revenir à cette idée dominante de l’intellectuel comme sauveur, lui qui s’intéressa sérieusement à la question en interrogeant notamment Gramsci, Althusser et aussi la place des intellectuels dans des sociétés fermées comme les pays arabes.

L’universitaire et l'”intellectuel” (notion dont il reste à définir les contours) sont restés prisonniers d’un rapport maladif au pouvoir politique qui se conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l’attraction. Ce qui réduit sa marge de manoeuvre. Ce qui pose également la question, toujours d’actualité, de l’autonomie de l’intellectuel qui vit l’assujettissement ou la contestation comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la discussion et piège les différents locuteurs et oriente leurs discours.

Les chercheurs en sciences sociales focalisent le plus souvent leurs analyses autour du fonctionnement des appareils, des enjeux idéologiques et des espaces politiques et occultent les mouvements sociaux et culturels. Ce n’est pas un hasard si les rares universitaires-chercheurs ne réussissent pas à cerner les différentes secousses qui agitent la société. Il y a également la question des références qui font du locuteur le producteur privilégié de la parole citée. On “plaque” souvent des grilles sans tenter de les interpréter et de les interroger alors que les sociétés fonctionnent de manière autonome et complexe, comportant un certain nombre de particularités.

El Kenz va à contre-courant de cette manière de faire, privilégiant le terrain tout en insistant sur la nécessaire implication de l’intellectuels dans les affaires de la cité et l’interrogation des espaces épistémologiques dominants défendant une nécessaire rupture avec l’appareillage conventionnel plaidant pour une « coupure » épistémologique. Ainsi, retrouve-t-on Gramsci, Althusser et Mehdi Amel.

Les questions épistémologiques sont d’une actualité brûlante. N’est-il pas temps de définir les termes utilisés et de ne pas reproduire mécaniquement des réalités et des notions considérées comme évidentes mais qui ne peuvent l’être sans une sérieuse interrogation ; l’évidence n’est pas si évidente que ça. Souvent, journalistes, universitaires et politiques usent et abusent de mots et de syntagmes qu’ils ne maîtrisent nullement tel ce petit cafouillage autour de “société civile”, chacun se revendiquant de cette société civile sans qu’on ait interrogé ce groupe de mots ou tenté de cerner ses contours. Quelle est la frontière qui séparerait par exemple société civile et société politique ? La question de la frontière théorique et des territoires épistémologiques est très importante. Ali el Kenz n’est jamais resté prisonnier de ces grilles trop peu opératoires, interrogeant les faits, les termes et les choses, les considérant comme spécifiques et singuliers, engendrant des méthodes d’approches particulières.

C’est cette liberté de manœuvre, propre aux grands penseurs de la trempe d’Eco, de Barthes, de Bourdieu ou de Derrida, qui a permis à Ali el Kenz de produire une analyse très fine et rigoureuse des espaces intellectuels arabes et de comprendre, avant les autres, les secousses et les violences marquant la société algérienne.

Je me souviens encore de cette conférence que tu animais en 1994 à l’université de Tunis, une ville où il y avait des amis Sekkar, Fellag et aussi d’autres venus pour une pièce de Kateb Yacine, “Le cadavre encerclé”, mise en scène par Drira du Théâtre national tunisien que dirigeaient alors Mohamed Driss, Hichem Mosbah, Rayhana. A la fin, nous avions ri, puis tu es devenu très sévère: “Ahmed, tu sais, je ne voulais pas aller en France, j’ai choisi Tunis, mais ici aussi, ce n’est pas facile, c’est une prison, je résiste. Je ne pouvais pas rester à Alger. Au lieu d’une balle à la tête, j’ai opté, malgré moi, pour l’exil”.

Il ne lui était pas facile de rester en Tunisie, la répression était tragique, il finit par prendre un vol pour la France et un poste de professeur à l’université de Nantes. Il a très mal vécu très mal cet exil.
Ali Kenz continue son chemin, l’accent houita en bandoulière, il sourit, il parle encore de Mehdi Amel et de Kateb Yacine, mais aussi d’Ibn Khaldoun et de Rimbaud, le regard rivé sur Abou Nouwas…