Abderrazak Dourari : « Dans les premières années de scolarité, l’enseignement doit se faire dans les variétés locales de tamazight ou dans l’arabe algérien » - Radio M

Radio M

 Abderrazak Dourari : « Dans les premières années de scolarité, l’enseignement doit se faire dans les variétés locales de tamazight ou dans l’arabe algérien »

Radio M | 04/06/22 14:06

 Abderrazak Dourari : « Dans les premières années de scolarité, l’enseignement doit se faire dans les variétés locales de tamazight ou dans l’arabe algérien »

Dans cet entretien Abderrazak Dourari, professeur en sciences du langage, analyse le statut des langues en Algérie, l’enseignement des langues maternelles, l’introduction des langues étrangères comme la langue anglaise dans le cycle primaire, et leurs effets sur le niveau de maitrise des langues à l’université.

Propos recueillis par Mohamed Iouanoughene                                                       

Radio M : Le monde vient de célébrer la journée internationale de l’enfant. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Abderrazak Dourari : La première chose que peut inspirer un tel évènement c’est la jeunesse de la population algérienne, et évidement, le renouvellement de la population algérienne. La pérennité du peuple algérien et sa nation dépend justement de l’enfance.

Si nous voulons que cette enfance soit psychologiquement équilibrée et bien formée pour l’avenir, il est nécessaire de faire un ensemble d’actes au niveau de l’éducation (des crèches, du préscolaire et à tous les niveaux de notre système éducatif). En somme, de l’entrée à l’école jusqu’au doctorat, et au-delà. Il faut faire en sorte que l’enfant soit pris en charge par l’Etat dans une dynamique de formation qui le connecte avec le monde et avec ce qu’on appelle les sciences de la raison les sciences modernes la technologie.

Il faut débarrasser l’enfant de tous les tabous et des idées archaïques qui peuvent bloquer son épanouissement durant ce parcours. Il faudra aussi parler du deuxième volet qui est fondamental pour une population. C’est la prise en charge de l’enfant en termes de santé. Malheureusement, ces deux secteurs sont malades, en Algérie, plus qu’on ne pourrait l’imaginer.

Donc, avec cette situation, on risque d’avoir un avenir qui fait peur ; ce qui nous oblige, par conséquent, à prendre les actions nécessaires, dès aujourd’hui.

Vous êtes linguiste, mais aussi un défenseur des langues maternelles. Aujourd’hui, l’enfant algérien est privé de l’enseignement de ses langues maternelles. Comment analysez-vous cette situation ?

Monsieur Dourari s’inscrit dans la science. Ce n’est pas par le fait d’être militant que je défends les langues maternelles, mais par le fait que je sois un spécialiste du domaine. Mon argumentation est essentiellement scientifique. Bien sûr, la question a des implications à caractère politique, mais parmi les éléments nécessaires à une bonne prise en charge de l’enfant, son développement sur le plan affectif et émotionnel. Il a été démontré que le bébé commence déjà, dans le ventre de sa mère, à apprendre à réagir aux sonorités linguistiques de ses parents ou des plus proches.

Donc, la première formation de son esprit et de sa façon d’analyser l’univers se fait en sa langue maternelle. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’on les appelle les langues premières. Si l’enfant n’utilise pas sa langue maternelle à l’école, il est complètement perdu. A cela s’ajoute, l’attitude négative de l’école algérienne envers ces langues, qui passe par la caractérisation religieuse, en disant que telle langue est celle du paradis et telle autre ne vaut rien.

Même les médias sont dominés par un courant idéologique qu’on connait. Ils présentent souvent des gens comme des spécialistes du domaine, alors qu’ils ne le sont pas. Ces gens racontent des histoires sur la supériorité d’une langue sur les autres, alors que toute cette approche est erronée et mensongère. La linguistique comme la neurolinguistique ne distinguent pas du tout entre les différentes langues et dialectes. La langue n’est qu’un moyen de communication.

Toutes les langues et tous les dialectes sont des langues. La seule différence entre les deux, c’est soit la filiation, -c’est à dire qu’une langue soit dérivée d’une autre-, ou alors il s’agit d’une attitude à caractère complétement politique et idéologique. En fait, une langue est considérée comme un dialecte lorsqu’elle n’est pas au pouvoir, donc elle n’a pas les moyens de dominer.

Si on généralisait les classes de l’enseignement de tamazight dans toutes les écoles, pourrait-on dire que l’enseignement des langues maternelles sera pris en charge en Algérie ?

Pas du tout. J’ai une position contraire depuis mars 1990, qu’on peut consulter dans mes ouvrages. Pour moi la méthode suivie pour l’enseignement de tamazight ressemble à celle de la politique d’arabisation. On a voulu fabriquer dans un mauvais laboratoire avec de mauvais laborantins une langue artificielle, et on a essayé de l’imposer aux locuteurs d’un côté et à l’Etat de l’autre.

Pendant longtemps, toutes critiques sur ces questions étaient très mal perçues, et on était sur une posture idéologique exactement comme quand il s’agissait de la langue arabe. Je suis très heureux que beaucoup de linguistes berbérisants, et autres, se soient rendus à l’évidence que ce tamazight-là ne marche pas et qu’il est nécessaire de le changer.

Même en haute Kabylie, où les gens sont favorables, les parents demandent des dérogations pour que leurs enfants soient dispensés de ces cours. Ce que je préconise toujours à partir des postures scientifiques, -notamment des neurosciences et des neurolinguistiques et à partir de la sociodidactique-, c’est d’aller carrément à la langue maternelle.

Dans les premières années de scolarité, l’enseignement doit se faire dans les variétés locales de tamazight ou dans l’arabe algérien. Voilà, comment je vois la question et cela exige un travail scientifique sérieux.

Contrairement à ce vous préconisez, on assiste à une volonté d’introduire une autre langue étrangère, en l’occurrence l’anglais, dès le primaire. Cela, est-il réalisable ?

Du point de vue neurologique, je me demande est-ce que le cerveau de l’enfant pourra contenir tout ça ? La réponse est claire et elle est connue depuis très longtemps. Jusqu’à l’âge de trois ans, l’enfant peut acquérir trente ou cinquante langues, ou autant que vous voudrez. Il est capable de les assimiler toutes sans les mélanger. Il acquiert les différentes langues comme si c’était des langues premières avec le même niveau de maitrise.

Maintenant, on nous parle de l’introduction de la langue anglaise au primaire. La politique des langues doit servir l’Etat en le projetant dans l’avenir. Ce discours, je l’ai déjà tenu à l’époque de la Commission des reformes, dans laquelle j’étais membre. J’avais dit, à l’époque, que dès le préscolaire on doit commencer à mettre l’enfant en contact avec plusieurs langues étrangères et les variétés de langues maternelles, car c’est les langues maternelles qui nous donneront la bonne clé pour rentrer, d’une façon très agréable, dans les langues étrangères.

Donc, apprendre le français, l’espagnole et l’italien parce qu’il s’agit des langues de la méditerranée et l’anglais est la première langue internationale. Il faut penser aussi à des écoles où on peut enseigner le russe et le chinois, parce que ce sont de véritables langues de l’économie et de l’avenir. Par exemple, la chine va bientôt dépasser les Etats-Unis dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Donc, l’introduction de l’anglais dans le primaire répond beaucoup plus à un besoin scientifique que la lutte idéologique autour de l’école ?

Si elle est présentée comme une langue de plus qu’on doit ajouter au répertoire de l’enfant, il n’y a absolument aucun problème. Est-ce qu’on va l’introduire d’une manière scientifique ?  Je ne le sais pas, je ne peux pas le garantir. Par contre, la substitution dont il s’agissait à l’époque du ministre de l enseignement superieur Tayeb bouzid, est idiote.

On ne peut pas substituer une langue à une autre comme je viens de le démontrer. La langue est liée intrinsèquement au système neuronal de l’enfant. C’est aberrant de substituer. C’est l’idéologie des islamistes et des arabistes. Ce type de proposition existe depuis les années trente. Taha Houssein en a parlé dans son fameux livre intitulé « L’avenir de la culture en Egypte ». Il faut qu’on parte sur une posture scientifique en évaluant les besoins de l’Etat en matière de connaissances scientifiques et en matière de relations avec les autres Etats et ses besoins futurs.

Comment évaluez-vous l’état actuel des langues dans la société algérienne ?  

Actuellement, c’est un désastre que vous ne pouvez pas imaginer. J’ai été enseignant de langue anglaise, puis enseignant de langue arabe et de langue française. Maintenant, je suis spécialiste des Sciences du langage. J’ai commencé à enseigner au moyen, et j’étais dans la réforme du système éducatif, donc je connais tous les niveaux. Je sais de quoi il s’agit.

Nous avons, aujourd’hui, des gens qui signent des articles en qualité de docteur d’Etat en langue française et qui n’ont de la langue française que le nom. Pour la langue arabe, je ne vous raconte pas. Elle est de plus en plus écartée de la rationalité arabe, de l’humanisme arabe et de la philosophie arabe. Vous ne verrez dans le monde arabe aucun dictionnaire de la philosophie arabe. Je ne parle pas d’un dictionnaire de philosophie générale traduit à l’arabe, mais de philosophie arabe. Le contenu qu’on met dans l’enseignement de la langue arabe relève du conservatisme islamique et rien d’autre. C’est un grave problème.

La grammaire arabe n’est même pas enseignée comme les grammairiens anciens le faisaient. J’ai d’ailleurs publié un livre en 2008 intitulé « la grammaire générative » (النحو التفريعي), qui est une proposition de réforme de la grammaire arabe. Quant à la langue anglaise, elle ne résiste pas plus en Algérie.  J’ai accès à des articles, puisque je suis membre de comités de rédaction dans des revues spécialisées, et je suis effaré par le niveau des gens qui prétendent maîtriser la langue anglaise, alors qu’ils maîtrisent que trois ou quatre mots pour ensuite écrire n’importe quoi.

Franchement c’est malheureux. L’état de la connaissance linguistique est équivalent à un véritable désastre. Comme si vous avez jeté une bombe à neutrons dans un pays : les immeubles restent mais tous les hommes meurent. Les gens le savent aujourd’hui : tous les ministères ne trouvent personne pour rédiger un courrier ni en arabe, ni en français, ni même en anglais.

Il faut combien de temps pour remédier à cette situation ?

D’abord, il est nécessaire de faire une refonte radicale dans tout le système universitaire. Si on ne refonde pas le système universitaire, il est impossible que le ministère de l’éducation fasse quoi que ce soit. Je vous donne un exemple pour illustrer cette nécessité : il y a quatre ou cinq ans, j’ai fait une proposition, avec mes collègues de l’université Paris 08, au ministère de l’enseignement supérieur pour mettre en place une école doctorale spécialisée dans les sciences de la communication et la linguistique, en incluant les mathématiques et l’informatique.

Après un mois, on nous a dit que c’était trop pointu. Je leur ai répondu « c’est quoi un doctorat pointu ? Vous voulez un doctorat plat ? ».  Ce n’est pas possible d’avancer avec cette posture intellectuelle. Il faut une refonte radicale et il faut commencer maintenant, en reprenant par exemple les propositions de la Commission Benzaghou. Certaines choses dans le rapport de cette Commission sont dépassées mais il y a un cadre général. Les produits d’une refonte radicale se feront sentir à partir de dix ans ou plus.

Mais Il faudra qu’on arrête avec les gens qui écrivent des articles n’importe comment et qui deviennent professeurs n’importe comment. Il faut des centres d’excellence où la politique n’entre pas. S’il n’y a pas cette séparation de la politique et du savoir il n’y aura jamais d’université ni de bons universitaires en Algérie.